Chers collègues,
Bien peu
sont encore en vie aujourd'hui de ceux qui, dès les premiers jours de
la catastrophe de Tchernobyl, participèrent directement à l'estimation
de la situation radiologique au bloc 4 de la centrale atomique de Tchernobyl,
ainsi qu'aux actions visant à prévenir la dégradation de
cette catastrophe en explosion atomique.
Par malheur
l'académicien Valeri Legassov, radiochimiste de talent, nous a
quittés un an [en fait, 2 ans]* après
la catastrophe. Il était, comme moi, membre du Conseil interministériel
à l'énergie atomique d'URSS. Dès avant l'accident de Tchernobyl,
à nombre de réunions du Conseil présidées par le
ministre de la construction mécanique moyenne, Efim Slavski, en
présence de l'académicien Anatoli Alexandrov, Legassov
a exigé le durcissement des mesures de sécurité de l'exploitation
de la centrale atomique de Tchernobyl qui dépendait du Ministère
d'Energétique d'URSS (ministre Piotr Neporojni)
Je vais donc
essayer de reconstituer à l'aide de mes archives (notes de 1986) la chronologie
des événements et je décrirai les mesures prises par le
Gouvernement d'URSS et la Commission Spéciale du Conseil des Ministres
pour essayer de localiser [circonscrire] l'accident survenu à la centrale
de Tchernobyl.
Le 27 avril
1986 je pris l'avion pour Moscou où je devais me rendre pour affaires.
Je remarquai dans l'avion que mon dosimètre de poche donnait des valeurs
bizarres une très grande puissance de dose (des centaines de fois
supérieures à ce qu'on observe d'ordinaire à une altitude
de 8 000 mètres). Je me dis que mon appareil était hors d'état.
Le matin
du 28 avril je me rendis au Kremlin, à la Commission militaro-industrielle
du Conseil des Ministres de l'URSS, pour y régler des questions urgentes
ayant trait aux essais de la centrale atomique mobile
« Pamir » dont j'étais le constructeur en
chef. C'est là que j'appris l'angoissante nouvelle : un accident
était arrivé à la centrale atomique de Tchernobyl, un incendie
s'y était déclaré, et le matin du 26 avril une Commission
gouvernementale s'y était déjà rendue en avion.
Je connaissais
bien la construction du réacteur RBMK dans lequel on utilise comme modérateur
de neutrons plusieurs milliers de tonnes de graphite. On sait que lorsque le
réacteur fonctionne dans son régime normal, tout le graphite est
contenu dans un cylindre d'acier. Le ralentissement des neutrons dans le graphite
fournit 6 à 7% de toute la puissance du réacteur. Pour maintenir
la température de travail du graphite à 500-600°C, le cylindre
à graphite est rempli d'un gaz inerte : un mélange d'azote
et d'hélium. Le fluide caloporteur (eau) circule à l'intérieur
de l'assemblage de graphite.
On sait que
l'accident s'est produit à cause d'erreurs du personnel qui effectuait
une expérience nucléairement
dangereuse : il s'agissait de voir comment, en cas d'arrêt d'urgence
du réacteur, on pouvait utiliser le dégagement calorifique résiduel
pour la production supplémentaire d'énergie électrique.
Les barres
absorbantes utilisées dans ce réacteur étaient raccourcies
et sans bouts en graphite devant remplir le canal au moment de la sortie de
la barre du coeur du réacteur ; par conséquent au moment
de la sortie des barres le canal se remplissait d'eau (le fluide caloporteur).
Le protocole
de l'expérience avait été soumis par la direction de la
centrale atomique de Tchernobyl au ministère, au constructeur en chef
(l'académicien Nikolai Dollejal), et au responsable scientifique
du réacteur (l'académicien Anatoli Alexandrov). N'ayant
pas reçu de réponse positive écrite, la direction de la
centrale de Tchernobyl prit malgré tout la décision d'effectuer
le 25 avril 1986 les expériences prévues.
Le réacteur
RBMK se distingue par un enrichissement relativement faible du combustible (1,8%
en uranium 235) et des coefficients positifs de température fort importants,
surtout aux niveaux de puissance peu élevés du réacteur.
En été
1986, après l'accident, le ministre de construction mécanique
moyenne, E. Slavski, me montra tout le programme de l'expérience.
Selon ce programme il fallait abaisser la puissance du réacteur jusqu'à
800 Mw puis, à partir de ce niveau de puissance, étudier après
le lâchage des barres du système de sécurité la marche
par inertie du turbogénérateur pour déterminer la quantité
d'énergie électrique produite.
Au moment
de l'expérience, la puissance du réacteur chuta jusqu'à
60-80 Mw et selon les lois de physique le réacteur tomba dans un « trou
d'iode ». Dans cette situation il fallait arrêter le réacteur,
attendre 2 ou 3 jours que les isotopes d'iode à vie brève se désintègrent
et que la puissance revienne à son niveau normal.
Selon les
dires des participants de l'expérience, le personnel de la centrale atomique
a extrait les barres compensatrices du coeur du réacteur et mis en marche
les pompes de circulation complémentaires pour amener de l'eau dans le
réacteur. La radiolyse de la vapeur dans le canal fit se former un mélange
détonnant d'hydrogène et d'oxygène qui provoqua la première
explosion thermique au sein du réacteur.
Il y eut
une déviation du flux de neutrons dans le réacteur, l'eau qui
avait rempli les canaux libérés des barres absorbantes se mit
à bouillir. En 3 ou 5 secondes la puissance du réacteur se vit
centuplée. Les éléments combustibles en céramique
(en bioxyde d'uranium) à basse conductibilité calorifique furent
rapidement détériorés par les énormes tensions thermiques.
On sait que la décomposition de l'eau se produit avec le plus d'efficacité sur les éclats de combustible. Suivit une seconde déflagration du mélange détonnant qui déchira l'enveloppe hermétique du graphite et fit éclater la dalle de béton supérieure (environ 1200 tonnes ; elle se trouve aujourd'hui encore inclinée à 60°, [voir photo ci-contre]). L'air eut ainsi accès au réservoir de graphite. Lorsqu'il brûle dans un milieu d'air, le graphite donne une température allant jusqu'à 3600-3800°C. A cette température les enveloppes de zirconium des éléments combustibles et des tubes de force dans le graphite jouèrent le rôle de bougies d'allumage et de catalyseurs, contribuant au développement ultérieur de l'accident. |
Les 1700 canaux actifs
du réacteur contenaient 192 tonnes d'uranium (enrichis à 1,8%
d'uranium 235). De plus les canaux de maintien [conservation ?] contenaient
les assemblages de cartouches déjà utilisées qui avaient
été déchargées du réacteur.
Sous l'effet
de la grande température du graphite en feu, les canaux du combustible
se sont mis à fondre (comme les électrodes dans l'arc voltaïque)
et le combustible fondu commença à couler en bas et à s'infiltrer
dans tous les orifices des câbles électriques.
Le réacteur
reposait entièrement sur une dalle de béton de 1 mètre
d'épaisseur. En bas, sous le réacteur, on avait construit de puissantes
chambres de béton pour la collecte des déchets radioactifs.
Comme le
personnel continuait à pomper l'eau dans le réacteur avec les
pompes de circulation, l'eau s'infiltra bien sûr
dans ces souterrains en béton armé**. Un grand risque apparut :
si la masse en fusion perçait la dalle de béton sous le réacteur
et pénétrait dans ces chambres de béton, il pouvait se
créer des conditions favorables à une explosion atomique. Les 28-29 avril 1986 les collaborateurs du département
de la physique des réacteurs de l'Institut de l'énergie atomique
de l'Académie des sciences de Biélorussie ont fait des calculs
qui montrèrent que 1300-1400 kg du mélange uranium+graphite+eau
constituaient une masse critique et une explosion atomique d'une puissance de
3 à 5 Mégatonnes pouvait se produire. [C'est 200 à 330 fois la puissance de l'explosion d'Hiroshima]
Une explosion d'une telle puissance pouvait provoquer des radiolésions
massives des habitants dans un espace de 300-320 km de rayon (englobant la ville
de Minsk) et toute l'Europe pouvait se trouver victime d'une forte contamination
radioactive rendant la vie normale impossible.
Exemple des retombées suite à une explosion d'une puissance de
1 Mégatonnes, cela fait plus de 90% de mortalité
jusqu'à 100 km sous le vent des rebombées... (Science &
Vie n°758, novembre 1980).
Je fis un
rapport sur les résultats de ces calculs le 3 mai 1986 à une réunion
chez le premier secrétaire du CC, N. Sliounkov. Voici quelle était
mon estimation de la situation que j'exposai à cette réunion :
la probabilité d'une explosion atomique n'était pas grande car
au moment de l'explosion thermique tout le coeur avait été mis
en pièces et dispersé non seulement à l'intérieur
du réacteur mais sur tout l'espace industriel entourant la centrale.
On me demanda pourquoi je ne garantissais pas à 100% qu'une explosion
atomique ne pouvait avoir lieu à Tchernobyl. Je répondis que pour
cela il fallait connaître l'état de la plaque de béton sous
le réacteur. Si la plaque n'avait aucune brèche, aucune fente
ou crevasse et si des fentes n'allaient pas apparaître plus tard, on pouvait
affirmer qu'il n'y aurait pas d'explosion atomique.
Il y a une
chose que je sais pour sûr : des milliers de wagons de chemin de
fer avaient été réunis autour de Minsk, Gomel, Moguilev
et les autres villes se trouvant dans un rayon de 300-350 km de la centrale
de Tchernobyl pour l'évacuation de la population si une telle nécessité
se présentait.
On s'attendait
à ce que l'explosion puisse avoir lieu les 8 ou 9 mai 1986. C'est pourquoi
toutes les mesures possibles furent prises pour éteindre avant cette
date le graphite qui brûlait dans le réacteur. On amena d'urgence
à Tchernobyl des dizaines de milliers de mineurs des mines des environs
de Moscou et du Donbass pour qu'ils creusent un tunnel sous le réacteur
et installent un serpentin de refroidissement pour refroidir la dalle de béton
du réacteur et exclure toute possibilité de formation de fentes
dans cette plaque. Les mineurs durent travailler dans des conditions infernales
(haute température et haut niveau de radiation) pour sauver la plaque
de béton de la ruine [le débit de dose à la sortie du tunnel
était d'environ 200 R/h]. Il est impossible de surestimer ce que ces
hommes pleins d'abnégation ont fait pour prévenir une éventuelle
explosion nucléaire. La plupart de ces jeunes gens sont devenus invalides,
nombre d'entre eux sont morts à l'âge de 30-40 ans.
Il est évident
que la situation radiologique dans le réacteur était terrifiante.
Comme un accident de cette envergure n'avait pas été prévu
au moment de l'élaboration du projet, il n'y avait pas à la centrale
de Tchernobyl d'appareils dosimétriques capables de mesurer des niveaux
de radiation aussi élevés.
C'est pour
cette raison qu'on m'amena en hélicoptère de Minsk à Tchernobyl
dans la nuit du 1 mai. Dans l'hélicoptère nous avions installé
le spectromètre-gamma pour la mesure de doses puissantes que possédait
notre Institut et qui devait équiper la centrale atomique « Pamir »
dont le réacteur avait une défense biologique incomplète
et de forts niveaux d'irradiation.
En survolant
le réacteur à l'aube du 1 mai avec l'académicien Legassov,
nous réussîmes à mesurer la puissance d'irradiation sur
le toit du réacteur qui était de 12 000 - 14 000 R/h (la
puissance [dose] mortelle pour un homme est de 600 R/h). Pendant le survol
du réacteur d'abord à 300 m. d'altitude, puis à 150 m.
la puissance de dose à l'intérieur de l'hélicoptère
s'était élevée respectivement jusqu'à 100-400 R/h.
Les académiciens
Legassov et Guidaspov proposèrent de pomper du gaz carbonique
dans les ruines du réacteur (considérant qu'il repousserait l'air),
de verser de l'hélicoptère du sable et de la poudre de dolomie
sur le graphite en feu, ce qui devait éteindre le graphite.
Dans les
premières heures qui suivirent l'accident on avait déversé
sur le réacteur en feu plusieurs milliers de tonnes de plomb pour éviter
une explosion atomique. Ce plomb s'évapora, s'éleva dans les airs
et retomba dans les régions sud de la Biélorussie, ce qui est
une des causes du taux élevé de plomb dans le sang des enfants
des districts administratifs de Braguine, Khoiniki et Narovlia.
On sait que
le 7 mai 1986 l'incendie qui faisait rage dans le bloc 4 de la centrale atomique
de Tchernobyl fut éteint. Pourtant il y eut encore plusieurs rejets de
gaz radioactifs en provenance du réacteur et le service de radioprotection
de notre Institut enregistra une augmentation de 3 à 4 fois de la contamination
radioactive dans le district de Narovlia (70 km de la centrale de Tchernobyl).
L'exploit
des centaines de milliers de jeunes gens - pompiers, soldats, mineurs
« liquidateurs » de ce terrible accident, ne connaît
pas son pareil.
Selon l'estimation
des physiciens, il y avait dans le réacteur de la centrale de Tchernobyl
près de 400 kg de plutonium. On estime que près de 100 kg de plutonium
ont été rejetés dans l'environnement au moment de l'incendie
(1 microgramme de plutonium est une dose mortelle pour un homme pesant 70 kg).
Mon opinion est que nous avons frisé
à Tchernobyl une explosion nucléaire. Si elle avait eu lieu, l'Europe
serait devenue inhabitable.
Une idée
dangereusement fausse fait son chemin en Occident : du moment que les réacteurs
de la centrale de Tchernobyl sont arrêtés, il paraît qu'il
n'y a plus de risque d'explosion atomique. Or tant que le combustible nucléaire
se trouve à l'intérieur du réacteur en ruines, il présente
un danger non seulement pour l'Ukraine, la Biélorussie et la Russie mais
pour les populations de l'Europe entière.
Les peuples
d'Europe devraient selon moi être infiniment reconnaissants aux centaines
de milliers de liquidateurs qui au prix de leur vie sauvèrent l'Europe
d'un malheur atomique gravissime.
Selon la
déclaration faite en 1996 par la direction de l'association « Union
de Tchernobyl », plus de 20 000 hommes de 30 à 40 ans qui
avaient participé à la liquidation des conséquences de
Tchernobyl étaient morts à cette date.
Dans le rapport
national intitulé « Les conséquences de Tchernobyl
au Bélarus 17 ans après » (Minsk, 2003) on note une
augmentation du nombre des cas de toutes les espèces de cancers (cancers
du colon, des poumons, de la vessie, de la thyroïde) supérieure
à celle observée chez les habitants des régions non contaminées,
et ce d'une valeur statistiquement fiable. On prévoit avant 2030 et rien
qu'au Bélarus le développement de 15 000 cas de cancers de la
thyroïde induits par la situation radiologique.
Les enfant
constituent la partie la plus vulnérable de la population du Belarus.
Selon les données officielles du ministère de la Santé
du Bélarus, si en 1985 85% des enfants étaient en bonne santé,
en 2000 il y en a moins de 20% dans tout le pays et moins de 10% dans le district
de Gomel.
Voilà
pourquoi il est nécessaire d'organiser d'urgence la protection radiologique
des 500 000 enfants qui habitent dans les territoires contaminés
du Belarus.
V .N.Nesterenko,
membre-correspondant de l'Académie des sciences du Belarus,
professeur, docteur ès sciences techniques,
liquidateur des conséquences de l'accident survenu à
la centrale atomique de Tchernobyl en 1986.
[*] Legassov, un des signataires du rapport d'août
1986, se suicide en fait le 27 avril 1988 pour le 2ème anniversaire de
la catastrophe de Tchernobyl, en laissant un testament
qui sera publié le 20 mai dans la Pravda.
[**] Il a fallu vidanger le réservoir qui se trouvait
sous le réacteur, ce qui nécessitait de plonger pour ouvrir la
vanne. Au Musée de Tchernobyl, à Kiev, on voit un des scaphandres
marrons utilisés. Difficile d'imaginer que des hommes ont plongé
dans de l'eau extrèmement radioactive revêtus de cet équipement,
qui fait penser à Tintin: «Le 4 mai, on a trouvé la vanne
qu'il fallait ouvrir pour laisser s'écouler l'eau de la partie inférieure
de la piscine de condensation. Il y avait très peu d'eau. A travers l'orifice
d'une traversée de secours, il avait été possible de jeter
un coup d'oeil dans la partie supérieure du bassin. Là, il n'y
avait pas d'eau. Je me procurai deux scaphandres et les donnai à deux
soldats, pour qu'ils aillent ouvrir la vanne. On leur a aussi fourni des pompes
mobiles et des tuyaux flexibles. I.S. Silaev, le nouveau président
de la Commission gouvernementale, promit à ceux qui ouvriraient la vanne
que, s'ils venaient à décéder, l'État procurerait
à leur famille une voiture, une datcha, un appartement, et qu'il la prendrait
entièrement en charge. Ignatchenko, Saakov, Bronnikov, Grichtchenko,
le capitaine Chorovski, le lieutenant Zlobin, les
sergents Oleïnikov et Navava ont pris part à l'expédition.»
Témoignage de G. A. Chacharine, extrait de La vérité
sur Tchernobyl de Grigori Medvedev, 1990
Photo, graphique et éléments entre [crochets] ont été rajoutés par Infonucléaire.