« Le testament »
de Valeri Alexeevitch Legassov

Ce témoignage du physicien Valeri Alexeevitch Legassov, membre de l'Académie des sciences d'URSS, est paru le 20 mai 1988 dans La Pravda. Legassov, nucléariste convaincu, a été membre de la première Commission gouvernementale chargée de la gestion du désastre de Tchernobyl.

« Valéri Legassov né en 1936. Savant soviétique de renom spécialisé dans le domaine des matériaux physico-chimiques et de la technologie nucléaire. Membre du Présidium de l'Académie des Sciences de l'URSS, 1er vice-directeur de l'Institut Kourchatov de l'énergie atomique, professeur à l'Université de Moscou, Prix Lénine, Prix d'Etat de l'URSS.
L'académicien Valéri Legassov figurait en 1986 parmi les dix personnes que les Occidentaux considéraient comme les " Hommes de l'année ". »

Agence de presse Novosti, 1987


Le 27 avril 1988, quelques jours après avoir terminé le texte qui suit, il se suicidait

« Il est de mon devoir de parler... »

Je n'avais encore jamais pensé au cours de ma vie qu'il me faudrait un jour - à peine passée la cinquantaine - me lancer dans des « mémoires ». Mais les événements qui ont eu lieu sont si importants, les personnes qui y ont été mêlées ont des intérêts tellement contradictoires, et il existe tant d'interprétations différentes de la façon dont les choses se sont déroulées qu'il me paraît être de mon devoir de faire savoir ce que je sais et de quelle manière je comprends et je perçois les faits.
26 avril 1986. Un samedi, une journée magnifique. J'étais assez indécis sur ce que je voulais faire : aller à l'université (le samedi, c'est mon jour pour la « fac »), ou à une réunion de militants du parti fixée à dix heures ce matin-là, ou encore en prendre à mon aise et aller me reposer quelque part avec Margarita Mikhailovna, ma femme... Naturellement, de par mon caractère et en vertu d'une habitude de longue date, je me décidai pour la réunion du Parti. Avant même qu'elle ne débute, j'appris qu'un accident avait eu lieu à la centrale nucléaire de Tchernobyl. C'est ce que me dit le responsable du département dont dépend notre Institut. Malgré un certain dépit, son ton était assez calme.

Puis ce fut le début de l'exposé, un exposé à vrai dire assez ennuyeux, ne sortant pas de l'ordinaire. Nous sommes déjà habitués au fait que dans notre département, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, que les individus sont tous excellents et que nous remplissons toutes les tâches prévues par le Plan. L'exposé ressemblait à un chant de victoire. Certes, tout en adressant un vibrant hommage à l'énergie nucléaire, aux grands succès enregistrés, mon interlocuteur fit remarquer avec beaucoup de volubilité qu'il y avait, pour l'heure, une avarie à la centrale (la centrale de Tchernobyl relevait alors du ministère de l'Energie et de l'Electrification), qu'ils avaient trafiqué quelque chose là-bas, qu'il y avait là une espèce d'accident, mais qu'il n'arrêterait certainement pas le développement futur de l'énergie nucléaire...

Vers midi, il fut décidé de faire une pause. Je montai au deuxième étage, dans le bureau du secrétaire scientifique. J'appris alors que l'on avait créé une commission gouvernementale et que j'en ferai partie. Cette commission se réunirait à l'aéroport de Vnukovo à 4 heures de l'après-midi.

Je me rendis sans tarder à l'Institut, essayant d'y trouver l'un ou l'autre spécialiste en matière de réacteurs. C'est à grand-peine que je pus mettre la main sur Alexandre Konstantinovitch Kalugine, chef de la section chargée de la mise au point et du fonctionnement des centrales équipées de réacteurs RBMK, du genre précisément de celui de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Il avait déjà eu vent de l'avarie, un signal étant parvenu la nuit en provenance de la centrale. Ce signal « Un, deux, trois, quatre » signifiait en l'occurrence que la centrale traversait une situation de crise liée à un danger nucléaire, d'irradiation, d'incendie et d'explosion, ou bien même que l'on se trouvait en présence de tous les dangers à la fois.

Je rentrai immédiatement à la maison. Ma femme revint précipitamment de son travail, et je lui expliquai que je partais en service commandé, que je ne comprenais rien à la situation, que j'ignorais la durée de mon absence et le but de ce déplacement.

On me dit à Vnukovo que c'était Boris Evdokimovitch Chtcherbina, vice-président du Conseil des ministres de l'URSS, qui avait été désigné à la tête de la commission gouvernementale. Il était en train pour l'instant de diriger une réunion de militants du parti dans les environs de Moscou ; dès qu'il apparaîtrait, nous devrions nous installer dans un avion déjà prêt à partir pour Kiev. De là, nous nous rendrions en voiture sur les lieux de l'accident.
Les propos tenus dans l'avion étaient tout à fait alarmants. J'entretenais Boris Evdokimovitch de l'incident qui avait eu lieu en 1979 à Three Mile Island, aux Etats-Unis. Mais les causes qui étaient à l'origine de cet accident n'avaient rien de commun avec les événements de Tchernobyl, du fait même de la différence fondamentale dans la construction des équipements. Ce vol d'une heure se passa en conjectures et en discussions.

A la descente de l'avion à Kiev, nous fûmes immédiatement frappés par la longue file de voitures officielles noires qui se trouvaient là et par l'attroupement de responsables ukrainiens fort inquiets. Ils ne disposaient d'aucune information précise, mais disaient que les choses allaient mal. Nous nous installâmes rapidement dans les voitures et partîmes en direction de la centrale. Je dois reconnaître maintenant qu'à ce moment-là, il ne me vint pas une seule fois à l'esprit que nous allions au-devant d'un événement de portée planétaire, d'un événement qui, manifestement, figurerait dans les annales de l'histoire de l'humanité, à l'instar des grandes éruptions volcaniques, de la fin de Pompéi et d'autres choses de ce genre.

Même si la centrale nucléaire porte le nom de Tchernobyl, elle est située à 18 km de cette ville de district très verte, agréable, presque rurale. C'est d'ailleurs l'impression qu'elle nous fit. Tout y était calme, tranquille, la vie suivait son cours normal. Mais l'inquiétude commença à se faire sentir dès Pripyat. Nous nous dirigeâmes directement vers le bâtiment du comité municipal du Parti, situé sur la place centrale de la ville. Nous y fûmes reçus par les responsables des organes locaux. On nous annonça qu'à la 4e tranche de la centrale, au cours d'un essai officieux de fonctionnement du groupe des turbines, il s'était produit deux explosions coup sur coup, que le bâtiment du réacteur était détruit et que quelques centaines de personnes avaient été exposées à des radiations. On nous dit également que deux hommes avaient été tués, et qu'en matière d'irradiation, la situation était assez complexe dans la 4e tranche. Quant au taux des radiations à Pripyat, il s'écartait certes sensiblement de la normale, mais ne constituait pas encore un grand danger pour la population.

La Commission gouvernementale - dont la réunion fut menée de main de maître par B.E. Chtcherbina, avec toute l'énergie qu'on lui connaît - répartit immédiatement ses membres en plusieurs groupes dont chacun aurait à assumer ses propres tâches. Je fus placé pour ma part à la tête du groupe chargé de mettre au point les mesures susceptibles de circonscrire la catastrophe.

Alors que nous approchions de la centrale, nous fûmes frappés par la couleur du ciel. A 8-10 km de distance déjà, on pouvait voir les lueurs cramoisies de l'incendie. On sait qu'avec leurs bâtiments et leurs tuyauteries ne laissant jamais échapper les moindres effluents visibles, les centrales nucléaires sont des constructions propres, très soignées. Or voici que celle-ci nous rappelait brusquement une grosse usine sidérurgique ou une grande entreprise chimique, avec ses gigantesques lueurs montant haut dans le ciel.

On se rendit compte d'emblée que les responsables de la centrale et ceux du ministère de l'Energie, présents aussi sur les lieux, se comportaient d'une façon tout à fait contradictoire. D'une part, une grande partie du personnel, les chefs de la centrale et les responsables du ministère agissaient avec courage. Les opérateurs des première et deuxième tranches n'avaient pas quitté leur poste, ni d'ailleurs le personnel de la troisième tranche, qui pourtant était située dans le même bâtiment que la quatrième [on leurs déclara quand même qu'ils étaient soumis à la loi martiale] ; différents services se trouvaient en état d'alerte ; on pouvait trouver n'importe quel homme pour n'importe quelle charge, et il s'en acquittait. Mais quant à savoir quels ordres passer, quelles missions confier, comment dresser un tableau exact de la situation... Il n'y eut aucun plan opérationnel avant l'arrivée de la Commission gouvernementale, soit avant le 26 avril à 8 heures du soir. Tout cela dut être pris en charge par cette dernière.
Avant tout, la 3e tranche reçut l'ordre d'arrêter son réacteur et de le refroidir. Quant aux 1er et 2e tranches, elles restèrent en service, même si les locaux intérieurs accusaient déjà des taux assez élevés de radioactivité, cette contamination interne des deux tranches étant due au fait que l'on avait omis d'arrêter le système de ventilation au moment de l'accident, de sorte que l'air contaminé de l'extérieur de la centrale fut aspiré, par le système de ventilation, à l'intérieur du bâtiment des deux premières tranches.
B.E. Chtcherbina manda tout de suite des troupes de protection chimique - elles arrivèrent assez rapidement sous la direction du général Pikalov - ainsi que des unités d'hélicoptères dirigées par le général Antochkine. Les survols et les inspections de l'état de la 4e tranche commencèrent. Dès le premier vol, on se rendit compte que le réacteur était entièrement détruit, que la dalle supérieure scellant le bloc du réacteur se trouvait dans une position quasiment verticale. On la voyait à découvert. La partie supérieure de la salle du réacteur n'était plus que ruines, et des morceaux de blocs de graphite étaient éparpillés sur les toits de la salle des machines et sur l'aire de la

centrale. A la vue de tout cela, je compris qu'une gigantesque explosion avait eu lieu. Le cratère du réacteur ne cessait de cracher une colonne blanche, haute de quelques centaines de mètres, contenant des produits issus de la combustion du graphite, alors qu'à l'intérieur de ce qui restait de la salle du réacteur, on apercevait çà et là de gros foyers d'incendie, d'un rouge vif et étincelant. Il était difficile de déterminer en l'occurrence si cette luminescence était due aux blocs de graphite incandescents restés sur place ou à la combustion du graphite qui, lorsqu'il brûle, dégage uniformément un produit blanchâtre imputable à une réaction chimique.

La première question qui nous préoccupait tous était de savoir si le réacteur marchait encore ou non, ou partiellement peut-être, c'est-à-dire si le processus de production d'isotopes radioactifs de courte durée de vie continuait ou s'était arrêté. Les premières mesures semblaient démontrer l'existence de fortes radiations neutroniques ; le réacteur était peut-être encore en marche. Je m'approchai donc du réacteur dans un véhicule blindé pour m'en convaincre.

Au soir du 26 avril, on avait essayé toutes les méthodes possibles pour inonder la zone, mais les résultats furent nuls, si ce n'est que l'on assista à une très forte formation de vapeur et à une montée d'eau dans les tranches voisines par les divers corridors de transport.

Au cours de la première nuit, les pompiers réussirent à éteindre les foyers d'incendie dans la salle des machines ; ils le firent d'une façon tout à fait expéditive et précise. D'aucuns pensent que si une partie des pompiers ont été fortement irradiés, c'est parce que certains s'étaient postés ici et là comme observateurs pour vérifier la naissance possible de nouveaux foyers. Ce n'est pas exact : dans la salle des machines, il y avait de grandes quantités d'huile, de l'hydrogène dans les générateurs, soit un amas de substances susceptibles d'engendrer non seulement des incendies, mais encore des explosions risquant d'entraîner la destruction de la 3e tranche. Compte tenu de ces circonstances, les opérations menées par les pompiers furent tout autant héroïques que parfaitement appropriées et efficaces, puisqu'elles constituèrent les premières mesures précises de prévention d'une extension possible de l'accident.
Un autre problème apparut lorsqu'il devint évident que le cratère de la 4e tranche en ruines dégageait un flux assez puissant d'aérosols gazeux radioactifs. Le graphite brûlait, et chacune de ses particules emportait une assez grande quantité de substances radioactives. Nous étions donc confrontés à une tâche très complexe. La vitesse normale de combustion du graphite est d'environ une tonne à l'heure. Or quelque 2 500 tonnes de graphite se trouvaient entreposées dans la 4e tranche. On pouvait donc calculer qu'avec une combustion normale, la radioactivité toucherait en deux cent quarante heures de grandes portions du territoire qui, par conséquent, seraient fortement contaminées par différents radionucléides.

Du fait que le taux des radiations ne permettait pas d'autre action efficace que les opérations menées par voie aérienne et à une altitude de 200 mètres au moins au-dessus du réacteur, et que par ailleurs, on ne disposait pas des moyens techniques traditionnels qui auraient pu mettre un terme à la combustion du graphite (soit une combinaison d'eau, de mousses et d'autres méthodes), il fallut trouver des solutions sortant de l'ordinaire. Nous nous mîmes tous à réfléchir, nos cogitations s'accompagnant de consultations permanentes avec Moscou où se trouvaient à l'autre bout du fil A.P Alexandrov, des collaborateurs de l'Institut de l'énergie atomique et même des spécialistes du ministère de l'Energie. Plusieurs télégrammes nous parvinrent dès le jour suivant, avec des suggestions de l'étranger présentant divers moyens de combattre l'incendie de graphite, à l'aide de différents mélanges.

Au terme de nombreuses délibérations et consultations, deux éléments - le plomb et la dolomite - furent retenus pour stabiliser la température.
Une autre question encore plus importante se posait pour la commission gouvernementale : le sort de la ville de Pripyat. Le 26 avril au soir, le niveau des radiations y était encore plus ou moins favorable, oscillant entre quelques millirems et quelques dizaines de millirems par heure. S'il s'agissait certes là d'une situation malsaine, elle nous laissait encore un peu de temps pour réfléchir.
Des instructions selon lesquelles une évacuation peut être entreprise dans le cas où la population civile risque d'être exposée à une dose individuelle de 25 rems limitaient d'autant les possibilités d'intervention des services médicaux. Toujours selon ces instructions, l'évacuation devient obligatoire si ce danger monte à 75 rems ; entre 25 et 75 rems, le droit de décider d'une évacuation relève des instances locales. C'est dans ce contexte que se déroulèrent nos discussions.

Les physiciens qui pressentaient que la situation n'évoluerait pas pour le mieux insistèrent sur la nécessité d'une évacuation obligatoire. Les médecins semblaient se rallier à leur avis et vers 10-11 heures du soir, toujours le 26 avril, Boris Evdokimovitch Chtcherbina, qui avait suivi nos discussions et accrédité nos prévisions,
décida d'ordonner une évacuation obligatoire. Elle aurait lieu le jour suivant. Malheureusement, cette nouvelle qui se répandit de bouche à oreille, par voie d'affiches et à la criée dans les cours des maisons, n'atteignit pas tout le monde si bien que le 27 au matin, on voyait encore, dans les rues de la ville, des mères promenant leurs enfants en landau, des petits enfants en train de jouer et tous les signes extérieurs d'une journée dominicale sans histoire.

A 11 heures du matin, il fut officiellement décrété que la ville entière serait évacuée. Vers 2 heures de l'après-midi, tous les moyens de transport furent mis en place et les itinéraires tracés. L'évacuation se déroula de façon assez rapide et ordonnée, en dépit de circonstances peu banales, de quelques accrocs et de certaines erreurs.

Nombreux furent ainsi les citoyens qui demandèrent à la Commission gouvernementale la permission d'évacuer les lieux dans leur voiture particulière, or il y en avait quelques milliers dans la ville. Cette autorisation fut accordée après mûre réflexion, mais ce fut là sans doute une décision erronée dans la mesure où une partie des véhicules étaient contaminés et où les postes dosimétriques du contrôle du niveau de la contamination, ainsi que les points de lavage, ne furent mis sur pied qu'un peu plus tard. Mais je répète que l'évacuation eut lieu à un moment où le taux de contamination de la ville n'était pas encore très élevé. Il a été démontré par la suite que mis à part ceux qui se trouvaient à la centrale au moment de l'accident, personne de la population civile - soit environ 50 000 habitants - n'a été gravement atteint dans sa santé.

Les mesures ultérieures visèrent à la mise sur pied d'un contrôle dosimétrique plus méticuleux, qui fut pris en charge par les services du comité hydrologique officiel, par ceux du général Pikalov, par des postes de relais et par des équipes de physiciens. La combinaison des isotopes fut étudiée plus en détail. Si les services dosimétriques de l'armée travaillaient bien, ce fut pourtant le laboratoire aménagé sur les lieux de la catastrophe qui nous fit parvenir les informations les plus précises sur la combinaison isotopique et sur les mouvements de la radioactivité. Nous partîmes de ces données pour prendre des décisions.

Il est clair qu'au cours des premiers jours, la situation changea constamment en raison des déplacements des masses d'air et des tourbillons de poussière s'élevant autour de la 4e tranche lors du largage de divers matériaux dans le réacteur.

Je voudrais maintenant vous donner quelques impressions personnelles sur cette période. D'abord au sujet du personnel de la centrale. Nous avons trouvé des gens disposés à faire tout ce qu'on leur demandait dans n'importe quelles conditions. Mais quant à savoir que faire dans la situation donnée, comment planifier et organiser le travail, sur ces points précis, ni les responsables de la centrale, ni les dirigeants du ministère de l'Energie n'avaient une idée de la suite logique à donner aux opérations. C'est donc la Commission gouvernementale qui se chargea d'examiner la situation et de mener les interventions indispensables.

On notait le plus grand désarroi pour les moindres bagatelles. Je me rappelle que les premiers jours, alors que la commission se trouvait à Pripyat, il manquait un certain nombre de respirateurs de protection et il n'y avait pas de dosimètres individuels pour tous. La centrale ne disposait pas de dosimètres extérieurs automatiques, qui fournissent en permanence des données télémétriques sur le niveau des radiations dans un rayon de quelques kilomètres ; c'est la raison pour laquelle il fallut mobiliser un grand nombre de personnes pour des opérations de reconnaissance. Il n'y avait pas non plus d'avions télécommandés munis d'appareils dosimétriques ; d'où la nécessité d'engager un nombre considérable de pilotes d'avion et d'hélicoptère pour s'occuper des mesures. Faisaient aussi défaut les équipements élémentaires en matière d'hygiène, du moins pendant les premiers jours. Ainsi, alors que les édifices de Pripyat étaient déjà passablement contaminés les 27, 28 et 29 avril, on continuait d'y acheminer des vivres - saucissons, concombres, bouteilles de Pepsi-Cola et jus de fruits - en posant le tout dans des locaux où les gens se servaient les mains nues. Ce n'est qu'après quelques jours, lorsque la situation se fut plus ou moins stabilisée, que l'on vit apparaître des cantines, des tentes et des conditions sanitaires ad hoc qui, quoique rudimentaires, permirent toutefois un contrôle des mains et de la qualité des vivres sur le plan de la contamination..
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Le 2 mai, alors que la commission gouvernementale s'installait à Tchernobyl, Nikolaï Ivanovitch Ryjhkov et Egor Kuzmitch Ligatchev arrivèrent... un déplacement de très grande importance. Ils présidèrent une réunion au comité de district du parti, à Tchernobyl. Après avoir écouté nos exposés (et c'est moi qui eus la parole en qualité de rapporteur principal), ils prirent conscience de la situation, comprirent qu'il ne s'agissait pas ici d'un cas particulier mais d'un accident de grande envergure qui aurait des séquelles pendant très longtemps, et enfin que l'on devrait faire face à des travaux gigantesques.
Au terme de tous ces rapports, après que nous eûmes expliqué la situation et la façon dont nous la comprenions nous-mêmes, on prit les principales mesures qui allaient déterminer la chronologie des opérations pendant toute la période suivante, le volume des travaux ainsi que leur coordination avec tous les services et les entreprises de notre pays. On mit sur pied un groupe opérationnel sous la direction de N.I. Ryjhkov, et il fut pris contact, pour ainsi dire, avec l'industrie soviétique tout entière. La Commission gouvernementale devint dès lors un rouage administratif dans cet immense travail de salut public qui se fit sous la direction du groupe opérationnel du Politburo du Comité central.

A ma connaissance, aucun événement - capital ou de moindre importance - n'allait échapper à la vigilance du groupe en question. Je dois reconnaître que ses réunions, ses décisions furent toujours empreintes de beaucoup de calme et de sérénité, que ses membres mirent un point d'honneur à tenir compte des avis des spécialistes en comparant les opinions de chacun d'eux. S'il m'arriva au début de penser que ce groupe prendrait parfois des décisions rigides et précipitées, il ne se passa rien de ce genre. Le travail fut organisé comme dans n'importe quel groupe scientifique de premier ordre. L'étude minutieuse de toutes les informations qui parvenaient de sources différentes venait en tête des préoccupations. Il arriva fréquemment que des renseignements fournis par exemple par l'armée divergeaient de ceux que nous donnaient les services scientifiques civils ; ceux-ci, à leur tour, présentaient parfois des données différentes, du moins pendant la première phase des opérations. Tout cela engendra pas mal de nervosité. Mais le groupe opérationnel sut garder son calme, en insistant tout simplement sur la nécessité de procéder à des mesures complémentaires et de recueillir des précisions, et en essayant coûte que coûte de faire la part des choses. Par ailleurs, le groupe tâcha toujours dans ses décisions de tenir compte au maximum des intérêts de la population, des victimes de l'accident, qu'il s'agisse de déterminer l'étendue de la zone contaminée ou de fixer le montant de l'indemnité qui devrait être versée aux personnes évacuées. Il en fut ainsi dans chaque cas particulier.

Quelques mots maintenant sur l'armée. Les militaires furent confrontés à tout un éventail d'activités diverses. Les troupes de protection chimique durent avant tout s'occuper des travaux de reconnaissance pour déterminer l'étendue des contaminations. L'armée fut chargée de travaux, non seulement à la centrale même, mais aussi dans un rayon de 30 km autour de celle-ci, où elle assuma la décontamination des villages des hameaux et des routes. Elle effectua un travail énorme pour la décontamination de la ville de Pripyat.

Il ne me fut jamais donné d'assister à un cas où un spécialiste mandaté par l'armée soviétique ou d'autres civils auraient manqué à leur devoir ou se seraient sentis recrutés de force pour des travaux, disons, difficiles et dangereux
[il y eu pourtant une mutinerie de soldats estoniens]. Il se peut qu'il y ait eu quelques cas de ce genre, mais je n'ai jamais eu l'occasion d'y être confronté. Je me suis personnellement rendu quelquefois dans des secteurs assez dangereux de la 4e tranche. J'expliquais alors aux gens dans quelles conditions ils travailleraient et je précisais que je souhaitais travailler avec ceux qui voudraient bien m'aider de façon bénévole. J'ai toujours trouvé des volontaires.

Venons-en maintenant au thème de l'information. Il s'avéra que malgré l'existence dans notre pays de l'Atomenergoizdat, de maisons d'édition spécialisées dans le secteur médical et de l'association « Connaissances », il n'y avait aucune publication susceptible d'être distribuée rapidement parmi la population et de fournir des renseignements sur les doses plus ou moins inoffensives pour l'homme, sur les doses d'irradiation très dangereuses, sur la façon de se comporter dans des zones de danger d'irradiation accrue ; aucune publication donnant des conseils élémentaires sur la manière d'effectuer des mesures, sur les objets à mesurer, sur la consommation de fruits et de légumes, etc. Certes, le pays comptait quantité de livres pour spécialistes - de gros ouvrages précis et savants - mais pour ainsi dire aucune brochure ou dépliant de nature pratique.

Le moment semble peut-être venu de faire part ici de certaines impressions personnelles sur la façon dont j'ai été mêlé à cette affaire, sur la nature de mes liens avec elle, mon approche de l'histoire et du développement de l'énergie nucléaire et ma compréhension actuelle des choses. Rares sont ceux d'entre nous qui se sont prononcés sur ces points avec sincérité et précision.

J'ai obtenu un diplôme à la faculté d'ingénieurs (section de physique-chimie) de l'institut D.I. Mendeleïev, institut moscovite de technologie chimique. La faculté en question formait des spécialistes - des chercheurs pour l'essentiel - destinés à travailler dans le secteur technologique de l'industrie nucléaire. On y apprenait en d'autres termes la séparation isotopique, la manipulation de substances radioactives, l'extraction de l'uranium, son conditionnement approprié, sa transformation en combustible nucléaire, le traitement de ce combustible pour en retirer les produits utilisables ainsi que les autres éléments nocifs et dangereux, le compactage de ceux-ci et leur ensevelissement pour qu'ils ne puissent pas nuire à l'homme. On apprenait aussi comment utiliser une partie des substances radioactives au profit de l'économie nationale, à des fins médicales par exemple. Toutes ces questions spéciales firent l'objet de mes études.

J'obtins ensuite un diplôme en matière de retraitement du combustible nucléaire à l'Institut Kurtchatov. L'académicien I. K. Kikoine, qui avait beaucoup apprécié mon travail de diplôme, souhaitait que l'on m'accorde une bourse de thèse. Mais mes amis et moi étions convenus de travailler quelque temps dans une installation nucléaire, afin d'acquérir une expérience pratique dans ce secteur qui deviendrait ensuite l'objet de nos recherches. Je fus, en quelque sorte, à l'origine de ce projet : c'est pourquoi je ne pus accepter la proposition qui m'était faite de rester à l'Institut comme assistant. Je partis pour la Sibérie. J'ai eu l'occasion ici de participer à la mise en service d'une usine de radiochimie. Ce fut là une période animée et très intéressante - mon entrée dans la vie pratique. Je passai environ deux ans dans cette usine, puis on réussit tout de même à me convaincre de devenir assistant au fameux Institut Kurtchatov...

J'y ai mis au point toute une série de processus technologiques... soutenu mon mémoire de licence et ma thèse de doctorat. Je fus élu membre de l'Académie des sciences d'URSS. Mes travaux scientifiques me valurent un prix officiel. Tout cela relève de mes activités professionnelles. Je parvins ici à intéresser à mes travaux un bon nombre de jeunes gens très valables qui continuent actuellement de développer ce secteur de physique-chimie grâce à leur goût du travail et à leur bonne formation : je suis d'ailleurs convaincu qu'il en résultera encore pas mal de découvertes très importantes tant sur le plan pratique que dans le contexte plus large de la connaissance.

Les succès enregistrés dans ce secteur ont sans doute eu pour effet d'attirer l'attention puisque je fut nommé directeur adjoint de l'Institut, mes fonctions scientifiques se limitant en l'occurrence à mes propres travaux. Côté répartition des fonctions -ce sont toujours les mêmes aujourd'hui- j'avais à m'occuper de physique-chimie, de radiochimie et de l'utilisation à des fins technologiques de sources nucléaires et du plasma. Lorsque A.P. Alexandrov fut élu président de l'Académie des sciences d'URSS, il proposa de me nommer premier adjoint du directeur de l'Institut.

Ce qui m'intéressait, c'était de savoir quelle devait être la part du nucléaire dans l'économie énergétique du pays, et, le cas échéant, pour quels motifs. J'organisai des recherches systématiques visant à déterminer les types de centrales à construire en fonction d'affectations spécifiques et à établir les possibilités de leur utilisation rationnelle ; je voulais par ailleurs découvrir s'il était judicieux de limiter le rôle des centrales à la seule production d'énergie électrique, ou s'il fallait au contraire prévoir la production d'autres agents comme l'hydrogène par exemple. L'énergie thermonucléaire retint dès lors toute mon attention. C'est là autant de questions nouvelles venant compléter le domaine de l'économie atomique.

Les questions liées à la sécurité dans le secteur nucléaire étant toujours les premières à être passées au crible par l'opinion publique mondiale, j'eus envie de comparer les dangers et les risques réels inhérents au nucléaire avec ceux des autres systèmes de production d'énergie. Aussi, c'est avec beaucoup d'entrain que je me mis à la tâche, en essayant, pour l'essentiel, de définir les dangers liés aux sources d'énergie autres que l'énergie nucléaire.

Alors qu'au sein du conseil technico-scientifique de l'Institut, on discutait assez souvent des différents concepts envisageables pour le développement du nucléaire, les aspects techniques faisaient très rarement l'objet des débats : je pense ici à la qualité du combustible, à celle de tel ou tel type de réacteur. Ces questions-là étaient traitées par d'autres conseils technico-scientifiques. Pourtant, les informations dont je disposais me faisaient penser que tout n'allait pas pour le mieux dans le développement de l'énergie nucléaire. Il était tout à fait évident que les appareils de fabrication soviétique ne différaient en principe pas beaucoup des équipement occidentaux - du point de vue de la conception par exemple qu'ils leur étaient même parfois supérieurs, mais qu'ils étaient dépourvus de systèmes efficaces de commande et de diagnostic. L'américain Rasmussen avait procédé à une analyse de sécurité d'une centrale nucléaire, analyse dans laquelle - de manière parfaitement conséquente - il avait passé en revue toutes les sources possibles d'ennuis susceptibles de provoquer des incidents ; il en fit un classement systématique, étudia les probabilités de tel ou tel incident, en cherchant notamment avec quelle probabilité l'incident en question pourrait entraîner des rejets de radioactivité vers l'extérieur, par exemple. Nous avons été mis au courant par des sources étrangères. Mais il n'existe, à ma connaissance, aucun groupement soviétique qui se soit donné la peine de se pencher sur ces questions pour en étudier la portée. Ce fut V.A. Sidorenko qui, chez nous, se préoccupa le plus activement de la sécurité en matière nucléaire. Son approche me semblait sérieuse. Il avait une idée très nette de la situation liée à l'exploitation d'une centrale, à la qualité des équipements et aux problèmes pouvant survenir en certaines occasions. Mais ses efforts étaient principalement axés sur la nécessité de venir à bout de ces difficultés par le biais, tout d'abord, de mesures relevant de l'organisation, ensuite par le perfectionnement des documents obligatoirement déposés dans les centrales et auprès des auteurs des projets ; enfin, il s'inquiétait vivement de la création d'organes de contrôle qui surveilleraient la situation.

La qualité des équipements livrés aux centrales le préoccupait beaucoup, lui et ses condisciples. Les derniers temps, nous commencions tous à nous inquiéter à propos de la formation et de la préparation du personnel chargé des projets, de la construction et de l'exploitation des centrales atomiques. En effet, le nombre des chantiers s'était fortement accru, alors que le niveau d'instruction de ceux qui participaient à ce processus avait plutôt tendance à baisser. Sur ces questions, les positions de V.A. Sidorenko étaient sans appel. Hélas, il ne bénéficia pas du soutien souhaitable. Chaque document, chaque démarche s'accompagnait de pénibles efforts.

Ce phénomène se comprend du point de vue psychologique dans la mesure où le département où nous travaillions fonctionnait selon le principe d'une qualification optimale des collaborateurs, capables d'accomplir n'importe quelle tâche, et sur celui d'un sens maximum des responsabilités. Et en effet, placés dans les mains de personnes qualifiée, nos appareils semblaient fiables et susceptibles d'être exploités sans danger. Les inquiétudes concernant l'amélioration de la fiabilité des centrales nucléaires semblaient, par conséquent, purement fantaisistes, puisque l'on avait affaire ici à un milieu de spécialistes hautement qualifiés, persuadés que les questions de sécurité devaient être résolues uniquement par le biais des qualifications et de la précision des instructions données au personnel.

Des fonds toujours plus importants furent affectés à la création de projets qui n'avaient aucun rapport direct avec l'énergie nucléaire. Les organisations scientifiques, jadis les plus puissantes du pays, commencèrent à péricliter, à disposer de moins en moins d'équipements techniques modernes mais d'un personnel vieillissant ne voyant pas les innovations d'un bon oeil. La routine s'installa peu à peu, routine dans le travail et aussi dans les solutions apportées aux problèmes. Je me rendais compte de tout cela mais il était difficile pour moi de m'en mêler, mes déclarations générales à ce sujet étant fort mal reçues dans la mesure où toute tentative d'un non-professionnel visant à faire connaître ses conceptions sur le travail des organisations était jugée inadmissible.
C'est ainsi que vit le jour une génération d'ingénieurs qui, certes, étaient qualifiés dans leur travail mais qui manquaient d'esprit critique envers les équipements et les systèmes garantissant leur sécurité... Le doute commença à s'installer dans mon esprit car il me semblait urgent d'innover, d'essayer de prendre de la distance et d'agir différemment.

J'ai risqué gros. J'ai dirigé dans ma vie 10 projets au niveau NIR (travaux de recherche scientifique) dont 5 ont échoué, échecs qui ont valu au gouvernement des pertes d'environ 25 millions de roubles. Ces projets ont avorté non pas parce qu'ils étaient erronés au départ. Non, ils étaient captivants, des plus intéressants. Mais voilà, tantôt il manquait les matériaux, tantôt on cherchait désespérément le groupement qui se chargerait par exemple de la mise au point d'un compresseur spécial, d'un échangeur de chaleur ; au bout du compte, ces idées initialement si attrayantes s'avérèrent lors d'une étude de projet plus approfondie, très onéreuses ou trop grandioses, de sorte qu'elles ne purent être mises à exécution. Je crains que sur ces dix projets, deux encore ne connaissent un sort analogue pour les mêmes motifs ; par contre, trois autres ont été couronnés de succès, c'est-à-dire que nous avons eu la chance de tomber sur des partenaires fiables. L'un de ces trois projets - il avait coûté 17 millions de roubles - se mit pour finir à produire des recettes annuelles, couvrant largement les 25 millions de déficit liés à la recherche scientifique. Mais le pourcentage de risque dans mes travaux fut donc assez élevé : 50 à 70 %. Du jamais vu dans le secteur des réacteurs !

Pour l'une ou l'autre raison, je n'avais qu'un intérêt mitigé pour la construction traditionnelle de réacteurs. A cette époque-là, je ne me rendais pas très bien compte des dangers. J'éprouvais, certes, de vagues inquiétudes, mais il y avait là de telles sommités, des personnes si éclairées que j'avais l'impression que jamais elles ne toléreraient le moindre incident fâcheux. La comparaison des équipements occidentaux avec les nôtres me permettait de conclure qu'en dépit d'un grand nombre de problèmes liés à la sécurité des appareils existants, ces difficultés étaient moins importantes que les dangers inhérents à l'énergétique traditionnelle, à savoir les rejets dans l'atmosphère de grandes quantités de substances cancérigènes, voire de radioactivité contenue dans les gisements mêmes de charbon.

Pour ce qui est du RBMK, les spécialistes en matière de réacteurs le considéraient comme franchement mauvais. Mauvais non pas sous l'angle de la sécurité - au contraire, le bilan était plutôt positif sur ce point - mais en raison d'inconvénients d'ordre économique : utilisation très abondante de combustible, volume des investissements de capitaux, construction non-industrielle des équipements. Ce qui m'inquiétait aussi, en ma qualité de chimiste, c'était le recours massif au graphite, au zirconium et à l'eau. Je me tracassais par ailleurs à propos de la construction peu ordinaire - et à mon avis très médiocre - des systèmes d'urgence susceptibles d'intervenir dans des situations extrêmes : seul l'opérateur pouvait enfoncer les barres de contrôle soit de façon automatique, soit manuellement. Or tout mécanisme est sujet à des défaillances, et personne n'avait prévu d'autres systèmes d'urgence qui, indépendants de l'opérateur, se mettraient en marche en fonction uniquement de l'état de la zone active. Il me vint à l'oreille que des spécialistes étaient précisément en train de formuler des propositions à l'intention des constructeurs, propositions visant à modifier les systèmes en question. Certes, elles n'avaient pas été refusées, mais leur mise en oeuvre prenait du temps...

J'aimerais vous faire part ici d'une conviction intime, même si mon opinion n'est guère partagée par mes collègues et va jusqu'à créer certaines frictions. La voici : les notions de « responsable scientifique » et de « constructeur » n'existent pas en Occident, ni chez nous au sein de notre aviation ou dans les secteurs industriels de pointe. J'admets qu'il puisse y avoir une direction scientifique pour des questions telles que la stratégie de développement dans l'aviation. Mais du moment qu'il s'agit de construire un avion, il ne faut plus qu'un seul « maître », qui soit en même temps le constructeur, l'auteur du projet et le responsable scientifique ; en d'autres termes, toute l'autorité et toute la responsabilité doivent relever d'un seul homme. Cela me semblait parfaitement évident.

Lors des toutes premières étapes de l'économie atomique, la situation était encore raisonnable. Dans la mesure où l'on se trouvait ici en présence d'une nouvelle branche de la science - la physique de l'atome et des neutrons - la notion de direction scientifique se résumait comme suit : on communiquait aux constructeurs les principes de base de la construction des équipements, le responsable scientifique devant veiller à ce que lesdits principes soient exacts et sûrs du point de vue de la physique. Le constructeur les mettait ensuite à exécution avec l'aide constante des physiciens qu'il consultait en permanence. Tout cela était justifié au début de l'épopée nucléaire. Mais les organisations de constructeurs se développèrent au point de disposer de leurs propres centres de calcul et de physique ; c'est ainsi qu'apparut cette dualité du pouvoir sur une seule et même installation (mieux encore, il faudrait parler d'une triple autorité, compte tenu de l'existence d'une multitude de conseils départementaux et autres), d'où la naissance d'une « responsabilité collective » en matière de qualité. Cette situation prévaut encore à l'heure actuelle, ce qui, à mon avis, est tout à fait incorrect.

Je reste convaincu que le rôle de la direction scientifique consiste à expertiser tel ou tel projet, à sélectionner le meilleur et à déterminer la stratégie de développement dans le secteur nucléaire. C'est là que réside la fonction du responsable scientifique et non pas dans la création d'un appareil concret ayant certaines caractéristiques bien précises. Toute cette confusion, ce système dépourvu d'un collaborateur répondant personnellement de la qualité des appareils, conduisirent à une absence totale de sens des responsabilités, ce qu'allait d'ailleurs démontrer l'accident de Tchernobyl.

Lors du rapport qu'il fit à la réunion du 14 juillet, N.I. Ryjkhov affirma que selon toute apparence, l'avarie à la centrale ukrainienne n'avait pas été fortuite, et que c'était en fait de manière inéluctable que l'économie atomique en était arrivée à un événement aussi grave. Je fus frappé par la justesse de ces propos, étant moi-même incapable de résumer ainsi l'état des choses. Je me rappelais un cas significatif survenu un jour dans une centrale : au lieu de souder correctement un joint du circuit principal, les soudeurs s'étaient contentés de placer une électrode, la soudant à peine en surface. On avait risqué une avarie épouvantable, l'explosion d'une conduite importante, la destruction du VVER avec perte intégrale du fluide de refroidissement, la fonte de la zone active, etc. Mais heureusement, cette centrale disposait d'un personnel discipliné, attentif et précis ; en effet, le point non étanche détecté par l'opérateur n'était même pas décelable au microscope. On se lança alors dans des investigations pour découvrir que l'on se trouvait tout simplement en présence d'une soudure bâclée. On se mit ensuite à examiner les documents : ils portaient tous les signatures requises, celle du soudeur qui confirmait avoir effectué un travail de qualité, celle aussi du responsable de la détection du flux gamma qui disait avoir contrôlé ce joint, joint en réalité inexistant. Tout cela au nom de la productivité du travail, à savoir la soudure d'un nombre maximum de joints (1). Un tel gâchis frappa vivement notre imagination. On s'attacha alors à contrôler ce même secteur dans d'autres centrales, et les résultats ne furent pas partout satisfaisants.

Des défaillances fréquentes dans les circuits principaux, le mauvais fonctionnement des verrous, des canaux défectueux dans les réacteurs VVER, c'étaient là des incidents courants qui se répétaient chaque année. Depuis dix ans, on parlait d'installer des simulateurs ; depuis cinq ans au moins, de l'urgence de créer un système de « diagnostic » à même de nous renseigner sur l'état des équipements ; mais tout cela resta lettre morte. On relevait de temps à autre que la qualité des ingénieurs et du personnel d'exploitation ne cessait de baisser. Ceux qui eurent l'occasion de se rendre sur les chantiers de centrales nucléaires furent choqués par la désinvolture tolérée sur les lieux, désinvolture inadmissible compte tenu de la nature même des travaux. Nous savions toutes ces choses, que nous considérions comme de simples épisodes isolés, mais lorsque N.I. Ryjhkov affirma que le secteur nucléaire s'était inéluctablement dirigé vers des catastrophes du genre de Tchernobyl, je me remémorai le tout ; je revis aussi les spécialistes de mon propre institut avec leur attitude très routinière par rapport à ce qui se passait dans le secteur de la construction des centrales nucléaires.

De par mon caractère, je commençai à étudier cette question plus à fond, à « m'activer » si j'ose dire et à prôner la nécessité de passer à une génération suivante de réacteurs qui seraient plus sûrs, tels que le VTGR ou un réacteur à sel liquide par exemple. Ce faisant, je soulevai une tempête d'indignation ; on me dit que le problème ne se situait pas là, que j'étais ignorant, que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas, et qu'il était impossible de comparer un type de réacteur à un autre. La situation était donc fort complexe. Certes, on étudiait des réacteurs de substitution, on améliorait peu à peu ceux qui se trouvaient en service, mais le plus triste dans l'affaire, c'est que jamais on n'arriva à faire une analyse scientifique, objective et sérieuse de l'état réel des choses, à disséquer l'enchaînement des événements, à analyser l'ensemble des défaillances éventuelles et à trouver les moyens pour en venir à bout.
A la veille des événements de Tchernobyl, la situation suivait son cours ; on assistait en particulier à la multiplication des entreprises chargées de fabriquer des composants pour centrales nucléaires. Atommash fut mise en chantier ; cette entreprise allait attirer beaucoup de jeunes. Mais l'édification de l'usine connut de nombreux déboires, la qualification des spécialistes venus sur les lieux pour maîtriser leur profession étant nettement insuffisante. Même constat pour les centrales nucléaires.

Après m'être rendu à Tchernobyl, j'en vins à une conclusion analogue : l'accident était le paroxysme, le triomphe de toute cette mauvaise gestion qui avait régné dans notre pays depuis des dizaines d'années. Bien sûr, en ce qui concerne les événements de Tchernobyl, les coupables ne se ramènent pas à quelques données abstraites, mais il s'agit de personnes bien concrètes. Nous savons aujourd'hui que le système de commande de sécurité de ce réacteur était défectueux ; bon nombre de collaborateurs scientifiques le savaient et avaient fait des propositions visant à y remédier. Mais le constructeur, qui n'avait pas très envie d'effectuer rapidement un surplus de travail, ne fut pas pressé de modifier ce système. C'était conforme à ce qui se passait à la centrale même de Tchernobyl depuis des années ; on faisait des expériences dont les programmes étaient établis avec beaucoup de négligences et d'inexactitudes, et qui n'étaient précédées d'aucune étude sur les situations pouvant éventuellement survenir... Par ailleurs, le mépris pour l'avis du constructeur et du responsable scientifique était total, et il fallait se battre pour que les processus technologiques soient mis à exécution correctement. En outre, jusqu'au moment des travaux préventifs de maintenance prévus par le Plan, on n'attachait aucune importance à l'état des appareils et des équipements. Un directeur de la centrale alla même jusqu'à dire un jour « Mais pourquoi vous en faire ? Un réacteur nucléaire, c'est comme un samovar, et c'est bien plus simple qu'une centrale thermique ; nous avons du personnel expérimenté, et il ne se passera jamais rien de fâcheux. »

Si l'on considère l'enchaînement des événements et que l'on tâche de découvrir les motifs des agissements de chacun, on voit qu'il est impossible de désigner un seul coupable, un seul fauteur des troubles qui conduisirent à cet acte criminel, puisque l'on se trouve ici en présence d'un véritable circuit fermé : les opérateurs commirent des erreurs parce qu'ils avaient absolument tenu à mener l'essai à son terme, estimant qu'il en allait de leur honneur ; bricolé à la hâte, le programme d'essais n'avait pas été approuvé par les spécialistes qui auraient dû lui donner leur aval. J'ai chez moi, dans mon coffre-fort, l'enregistrement des entretiens téléphoniques entre les opérateurs à la veille de l'avarie. Il y a de quoi attraper la chair de poule. Ainsi un opérateur en appelle un autre et demande : « Dis donc, ici dans ce programme, il est dit comment procéder, et ensuite je vois que d'importants passages ont été biffés ; qu'est-ce que je dois faire ? » Après un instant de réflexion, l'autre lui répond : « Procède selon ce qui est supprimé. » Cela met en évidence le niveau de préparation de documents sérieux pour des entreprises aussi importantes que des centrales nucléaires : quelqu'un avait raturé quelque chose, et l'opérateur était libre d'interpréter si oui ou non les passages concernés avaient été supprimés à juste titre, et ainsi d'agir à son gré. Mais on ne saurait faire retomber toute la faute sur l'opérateur puisque quelqu'un avait établi le programme et y avait biffé quelque chose, quelqu'un avait apposé sa signature et quelqu'un n'avait pas coordonné le programme. Le fait même que le personnel de la centrale pouvait procéder de son propre chef à certaines opérations, non sanctionnées par des professionnels, trahit déjà les relations faussées des dits professionnels avec cette centrale. Le fait aussi qu'il y avait à la centrale des représentants du Gosatomenergonadzor (organisme national de surveillance des centrales nucléaires), mais qu'ils n'étaient au courant ni de l'essai en cours ni du programme en général, dépasse déjà la simple anecdote biographique sur la centrale.

Mais revenons aux événements de Tchernobyl, dont je me suis par trop écarté. Les troupes aéroportées, les divisions d'hélicoptères travaillèrent avec une grande précision, faisant preuve d'un niveau d'organisation exemplaire. Bravant tous les dangers, les équipes s'attachèrent en toute circonstance à accomplir leur mission, aussi difficile et complexe fût-elle. Ce fut surtout les premiers jours qu'elles connurent les plus gros obstacles. Elles avaient reçu l'ordre de larguer des sacs de sable. Pour une raison ou pour une autre, les autorités locales ne réussirent pas à recruter sur le champ un nombre suffisant de personnes susceptibles de préparer les sacs et le sable. J'ai donc vu de mes propres yeux ces équipes de jeunes officiers charger les sacs dans les hélicoptères, effectuer leur vol, larguer leur charge sur la cible, revenir et recommencer les opérations. Si mes souvenirs sont exacts, voici les chiffres : on largua des dizaines de tonnes au cours des premières vingt-quatre heures, des centaines de tonnes les deux jours suivants, et le soir du 4e jour, le général Antochkine annonça qu'en ces seules dernières vingt-quatre heures, 1 100 tonnes de matériaux avaient été lâchées. Le 2 mai, le réacteur fut, pour ainsi dire, entièrement colmaté, et à partir de ce moment-là, le dégagement de radionucléides baissa de manière sensible.

A un moment quelconque du 9 mai, nous eûmes l'impression que la 4e tranche avait cessé de respirer, de brûler, de vivre ; vu de l'extérieur, le calme y régnait. Nous souhaitions fêter l'événement au soir de cette journée officielle de la Victoire. Mais malheureusement, c'est précisément à ce moment-là que l'on découvrit, à l'intérieur de la 4e tranche, une tache cramoisie, petite certes, mais étincelante, ce qui trahissait une température élevée subsistante. Il était difficile d'établir si c'étaient les parachutes qui avaient servi à larguer le plomb et les autres matériaux qui brûlaient. A mon avis, ce n'était guère le cas ; il s'agissait plutôt de la masse incandescente de sable, d'argile et de toutes les autres substances lâchées sur la 4e tranche. Notre fête tomba à l'eau, puisqu'il fut décidé de parachuter encore quelque 80 tonnes de plomb dans le cratère du réacteur. L'opération fut couronnée de succès, et c'est donc dans des circonstances plus calmes que nous célébrâmes la journée de la Victoire le 10 mai.

Paradoxalement, en ces jours pénibles, nous ressentîmes de l'exaltation, humeur imputable non pas au fait que nous assistions à une lutte contre des événements tragiques : le tragique de la situation constituait la toile de fond. Nous dûmes cet état d'esprit à l'efficacité dont les équipes faisaient preuve dans leur travail, à leur empressement à répondre à nos requêtes, à la rapidité avec laquelle les variantes techniques voyaient le jour. Et déjà, nous nous attelions, sur place, aux premières solutions pour la mise en place d'une coupole au-dessus de la tranche détruite...

V. Legassov, La Pravda 20/5/88,
traduction Association Suisse Pour l'Energie Atomique.

 

1) Il faut ici souligner que ce genre de malfaçons et de falsification est aussi un phénomène bien français. Récemment à la centrale nucléaire de Dampierre-en-Burly, on a découvert que des entreprises sous-traitantes d'EDF (parmi lesquelles Spie-Batignolles) opérant sur l'ensemble du parc nucléaire français avaient réalisé le même genre d'intervention : « Actuellement, quatre nouvelles soudures sur un circuit important pour la sécurité ont été trouvées non conformes, contrairement aux documents de contrôles fournis, et nécessitent d'être réparées. Une visite de surveillance a été effectuée, le lundi 22 juin [1992], par des inspecteurs de la DSIN et de la DRIRE Centre. Au cours de cette visite, l'exploitant et le prestataire ont confirmé la falsification de procès-verbaux. Le prestataire a fait part à Electricité de France d'une liste de soudures susceptibles d'avoir donné lieu à une falsification de leur procès-verbal de contrôle. La surveillance des prestataires prévue dans le cadre du système d'assurance qualité d'EDF, n'a pas permis d'éviter cette fraude. » (Bulletin de sûreté nucléaire du ministère de l'Industrie, Magnuc, cité dans La lettre d'information du Comité Stop-Nogent n°56 avril-juin 1992).