Certains passages sont soulignés par moi, pour compléter par la version que j'ai entendu ou pour l'agrémenter de photographies
Le texte est de : Glenn Alan Cheney
"Les employés de la centrale de Tchernobyl vivaient dans une cité construite rien que pour eux. Dans un pays saigné à blanc par les restrictions de logements et de nourriture, travailler à Tchernobyl et habiter à Pripyat représentaient le fin du fin de la vie soviétique. Quarante-six mille personnes vivaient là.
Aujourdhui, Pripyat est une ville fantôme. Ses faubourgs ouest
se trouvent à peine à plus de trois kilomètres des ruines
du réacteur 4 (photo). Pendant toute
une période, les gens qui avaient évacué la ville furent
abandonnés à leur triste sort par le gouvernement, mais finalement
on leur fit construire un complexe de logements à Kiev...
Valentina
Nous nous rendons à lappartement de Valentina Patushina. Comme
la plupart des immeubles dhabitation à Kiev, la façade,
les halls dentrée et les cages descalier sont en ciment brut.
Les portes extérieures sont blindées.
À lintérieur, lappartement de Valentina est vraiment
tout petit, mais agréable et chaleureux, avec des tapisseries de couleur
aux murs. Pendant que nous parlons, sa mère prépare le thé.
Valentina me dit combien elle est heureuse que je sois venu jusquici pour
entendre son histoire. Aucun autre journaliste, à sa connaissance, na
vraiment pris la peine de venir causer avec des gens de ce qui leur est arrivé.
Ils se sentent oubliés de Dieu et des hommes.
Valentina, son mari et leurs trois enfants sont allés sinstaller
à Pripyat pour tenter leur chance, si lon peut dire, alors que
Tchernobyl était encore en construction. Elle enseignait la biologie
dans un collège. Son mari avait été professeur de physique
avant de prendre un emploi à la centrale, où son salaire était
beaucoup plus élevé. Il soccupait de linstallation
de léquipement comme membre surnuméraire de léquipe
parce que le programme accusait du retard. Tout se faisait dans la précipitation
à cause des problèmes de construction. Pour respecter les délais
on brûlait les étapes, et la construction se poursuivait malgré
les matériaux défectueux. On faisait pression sur les ouvriers
à coups de slogans pour quils travaillent plus vite.
Au soir du 25 avril, le temps était splendide. Après le long hiver
glacé dUkraine, les vents de printemps soufflaient enfin. Les grandes
célébrations du 1er mai auraient lieu dans une semaine. Tout le
monde avait ouvert ses fenêtres pour profiter des premiers effluves printaniers.
À 1 heure 23 du matin, le 26, Valentina entendit une explosion, comme
si un avion franchissait le mur du son. Elle avait eu la prémonition
dun drame, mais cela ne leffleura pas sur le moment. Son mari, Serguei,
nétait pas là car il sétait rendu de lautre
côté de la ville pour aider des parents à faire des plantations
dans leur jardin. Valentina retourna se coucher, laissant sa fenêtre ouverte,
de telle sorte quelle put humer tout à son aise la poussière
de graphite radioactif, et les isotopes de xénon, de crypton, diode,
de tellurium, de césium, de plutonium, de zirconium, duranium,
de ruthénium, de strontium, de barium, de curium, de neodynium, de neptunium,
de cérium, de lanthane, et de niobium qui flottaient, silencieux, dans
le zéphyr printanier.
Au matin, la fumée recouvrait le site de la centrale et une couche de
mousse visqueuse et verdâtre, épaisse de trente centimètres
jonchait les rues. Elle avait déjà vu cette écume. Elle
était utilisée pour laver le trottoir quand la centrale relâchait
dans lair des matières radioactives. Cela arrivait souvent. Quelquefois,
lasphalte devait être arraché et on allait lenterrer
plus loin, ou bien on se contentait de le recouvrir dune couche de ciment.
Ces rejets étaient chose habituelle, et les autorités avaient
assuré à la population que des doses aussi faibles nétaient
pas dangereuses.
Ce matin-là, un samedi, Serguei traversa ce cloaque visqueux pour rentrer
chez lui et dit à Valentina que quelque chose de terrible était
arrivé à la centrale. Mais la radio nen parlait pas ; aussi,
Valentina et ses enfants, et tous les autres enfants de la ville partirent pour
lécole, pataugeant dans lécume radioactive.
Plus tard dans la matinée, la mairie publia un communiqué : aucun
enfant navait le droit de sortir. Il ny avait aucun danger, mais
il convenait de prendre cette précaution. Les communiqués de la
radio noffraient aucune explication sur la nature de cette absence de
danger, ni sur la manière dont les enfants pourraient rentrer chez eux.
Un peu après midi, quelques médecins arrivèrent et distribuèrent
à chaque enfant un comprimé diode une bonne idée,
mais avec douze heures de retard. Lordre fut donné de ne pas céder
à la panique.
Nul nétait censé mettre le nez dehors, mais personne ne
savait pourquoi, ni comment lon allait rentrer chez soi. On ny comprenait
plus rien du tout. La radio affirmait que tous les préparatifs pour les
festivités du 1er mai, y compris les courses et jeux de plein air, auraient
bien lieu comme prévu. La deuxième vague de gamins arrivait à
lécole, comme dhabitude. La fièvre printanière
faisait rage. Les gosses séchappaient de lécole comme
des abeilles dune ruche. Les professeurs leur disaient de rentrer directement
chez eux, mais comment croire que le chaud soleil, le ciel bleu et la brise
légère fussent mortels ? Les gamins sarrêtaient pour
patauger dans la boue radioactive, pour patouiller dans le sable radioactif,
pour folâtrer dans lherbe radioactive.
Ils sarrêtaient aussi pour profiter du spectacle des hélicoptères
forcément radioactifs qui atterrissaient ici et là pour décharger
leur cargaison de soldats et de pompiers vomissants ou évanouis. Les
hélicoptères soulevaient des nuages de poussière radioactive
en sarrachant du sol pour retourner à la centrale où travaillaient
les papas des enfants. La centrale dégobillait de la fumée et
les hélicoptères sy enfonçaient, larguaient des sacs
de sable et sen revenaient atterrir sur les rives de la Pripyat.
Cette nuit-là, Valentina et sa famille purent voir la colonne de feu,
pareille à une lumière de néon rougeoyante, transpercer
lair comme une lame incandescente au-dessus du réacteur détruit.
Selon Valentina, on eût dit que cette lumière montait jusquau
ciel. Serguei en déduisit quil devait sagir dun incendie
atomique, car tout ce quil y avait à brûler aurait dû
lêtre à présent. Il dit à sa femme quils
allaient mourir sils ne quittaient pas Pripyat immédiatement.
Pendant que Valentina préparait les bagages, Serguei entreprit de téléphoner
à droite et à gauche pour obtenir des informations. Personne ne
savait rien, mais les rumeurs allaient bon train. Les journalistes de la radio
disaient quil y avait eu un « léger pépin »
à la centrale (explosion d'un transformateur) ; il ny avait
pas à sen inquiéter outre mesure, mais tout le monde devait
quand même rester chez soi, et personne nétait autorisé
à quitter la ville ou à y entrer. Il était interdit de
céder à la panique.
À linsu des habitants de la ville, onze cents bus arrivèrent
de Kiev et stationnèrent sur la grand-route, à lextérieur
de la ville.
Le lendemain matin coururent des rumeurs dévacuation imminente.
Serguei sortit et se fraya un chemin à travers de nouveaux monceaux de
mousse pour aller avertir des parents qui ne possédaient ni radio ni
téléphone. Quand il revint chez lui, ses jambes avaient bruni
; elles semblaient bronzées. Il avait des vertiges, et ce fut bientôt
le tour de toute la famille. Il appela un ami haut placé au Parti communiste.
Ce dernier lui dit quil allait sûrement y avoir une évacuation
mais quon ne pourrait emporter que ses papiers (photos).
Serguei demanda pour combien de temps ils devraient quitter la ville. Son ami
répondit : « Pour toujours. »
À 2 heures de laprès-midi, le dimanche, un communiqué
de la radio reconnut quun accident avait bien eu lieu, qui exigeait lévacuation
de la ville. Tous les citoyens allaient être transportés dans
une ville daccueil pour les trois prochains jours (ils ne sont jamais
revenus). Ils devraient emporter quelques vêtements de rechange, des conserves
de nourriture et leurs papiers. Pas danimaux domestiques. Les bus allaient
arriver dans peu de temps. Tout le monde devait se préparer et se trouver
dehors, sur le trottoir, à 3 heures.
Dehors, tout le monde était pris de vertiges, de malaises, de vomissements.
Personne ne savait pourquoi, mais tout le monde éprouvait le même
sentiment de terreur et de danger. Les portes de leurs immeubles étaient
fermées à clef derrière eux. En embarquant dans les bus
ils embrassèrent leurs chiens et leurs chats, et aussi les papas dont
le règlement prévoyait quils devaient aller au travail ce
jour-là.
Valentina se mit à pleurer tandis quelle évoquait labandon
de leur foyer et en fait de tous leurs biens. ...
Natacha
Natacha avait la même histoire à raconter. Elle expliqua que beaucoup
de gens avaient peur den parler ou étaient émotionnellement
trop ébranlés, mais elle avait le sentiment que cétait
son devoir. Le monde devait apprendre ce quils avaient enduré.
Elle ne comprenait pas pourquoi il ny avait pas plus de journalistes pour
poser les questions que je posais, plus de docteurs pour sintéresser
à la santé des gens qui avaient subi le choc de la radiation.
Lappartement de Natacha faisait face à la centrale. Quand elle
entendit les explosions du réacteur 4, elle pensa que cétait
une voiture qui démarrait en pétaradant dans les rues. Elle se
demanda pourquoi un imbécile essayait de faire démarrer une voiture
à 1 heure et demie du matin. Elle nimagina pas quil pouvait
sagir dun réacteur nucléaire en train dexploser.
Elle allait fermer la fenêtre quand les explosions cessèrent :
elle retourna se coucher.
Le lendemain matin elle vit la mousse et eut une horrible prémonition.
En regardant ses enfants qui partaient pour lécole en sautillant,
elle eut lenvie impérieuse de les rappeler ; son mari lui dit quelle
était idiote.
Mais la mousse visqueuse lui semblait bizarre, à lui aussi, et il avait
vu la fumée à la centrale, où il devait travailler le lundi.
Il appela son bureau pour voir ce qui se passait ; il obtint des réponses
contradictoires. Il essaya dappeler le bloc qui semblait en feu, mais
la ligne était occupée.
Quand les enfants rentrèrent à la maison, ils annoncèrent
quils devaient prendre des douches et faire laver tous leurs vêtements.
Ils ne savaient pas pourquoi, mais leur père devina. La raison était
sans importance, dailleurs : il ny avait plus deau courante.
Toute leau de la ville était captée par des pompes à
incendie dirigées vers le cur incandescent du cratère formé
autour du réacteur 4.
La radio et ces messieurs-dames de lautorité officielle avaient
beau nier que quelque chose danormal sétait produit, les
hélicoptères survolaient le site, et des voitures marquées
« Service de protection chimique » sillonnaient les rues en sifflant
comme des fusées. Chez Natacha, toute la famille se changea et mit des
pantalons longs, des chemises à manches longues, des gants et des chapeaux.
Le garçon, âgé de huit ans, joua autour de la maison, mais
la fille, qui en avait douze, était comme pétrifiée. Elle
resta assise à la même place, sans bouger, pendant quatorze heures.
Quand les bus arrivèrent le lendemain matin, Natacha et les enfants durent
partir, tandis que son mari restait pour pouvoir se rendre à la centrale
le jour suivant. Dehors, sur le trottoir, au milieu de la foule titubant sous
leffet de la douche radioactive qui lui tombait sur la tête, son
petit garçon sagrippait à ses jambes. Natacha demanda à
son mari quand ils seraient autorisés à revenir. « Jamais
», dit-il. Natacha pâlit si fort quil crut quelle allait
sévanouir, alors il dit : « Dans deux jours », mais
il ne put sempêcher dajouter : « Ou dans cinq siècles
». Puis il fallut arracher les bras du fils des jambes du père
et ils le montèrent de force, tout hurlant, dans le bus.
Mais la ville tout entière ne tenait pas dans les onze cents bus, aussi
la famille de Valentina et deux autres familles une quinzaine de personnes
au total sentassèrent-elles dans deux voitures radioactives
et mirent le cap vers le sud.
Ils firent halte dans un village situé à soixante-cinq kilomètres
au sud de Pripyat, mais les autorités ne leur permirent pas de rester
car le village était déjà surpeuplé de réfugiés.
Dans dautres villages ils sarrêtèrent pour demander
aux gens de la défense civile de vérifier leur degré dirradiation,
mais partout ils furent rejetés. Les familles continuèrent vers
le sud, dépassèrent Kiev et sen furent trois cents kilomètres
plus loin, jusquà un village où vivaient des parents. Là,
les médecins confirmèrent queux-mêmes et tout ce quils
portaient avec eux et sur eux étaient radioactifs. En fait, ils étaient
en train de contaminer tout ce quils touchaient. Leurs parents eurent
beau leur lancer de loin couvertures et effets divers, il fallut finalement
les hospitaliser, avec les autres habitants du village, pour des malaises dûs
aux radiations.
Trois jours plus tard, Serguei fut obligé de retourner à Tchernobyl
pour travailler. Bien que ses jambes fussent brûlées, souvenir
de sa promenade dans la mousse radioactive, et quil fût en proie
à une fatigue écrasante, on le mit au remplissage des sacs de
sable que les hélicoptères larguaient sur les ruines du réacteur.
En ce premier jour, la plupart des autres travailleurs étaient des scientifiques
et des ingénieurs spécialisés dans le nucléaire.
Ils maniaient la pelle dans un délire fiévreux, pareils à
une armée de damnés en enfer. Serguei travailla aussi longtemps
que son dos put le supporter.
Toute la famille fut envoyée dans un hôpital, à Leningrad.
Leur niveau dirradiation était encore trop élevé,
alors on leur fit ôter leurs vêtements. Ils étaient encore
trop radioactifs, aussi on les doucha puis on les repassa au test sans leurs
vêtements. Encore trop radioactifs. Quand on leur eut coupé les
cheveux ils étaient encore radioactifs, mais il ny avait plus rien
dautre à faire, sinon les mettre au lit. Les médecins qui
les traitaient étaient complètement protégés, y
compris les mains et le visage, ce qui faisait peur aux enfants. Valentina manqua
sévanouir quand on lui fit une intra-veineuse dans le bras. Elle
ne le savait pas à ce moment-là, mais les médecins percevaient
des primes en plus de leur salaire pour soccuper des gens de Pripyat,
qui étaient considérés comme du « matériel
dangereux ». Quand les médecins sapprochaient du fils de
Natacha, ils étaient entièrement revêtus dun accoutrement
spécial et refusaient de le toucher. Natacha commença alors à
sombrer dans la terreur.
Le diagnostic établit que la famille de Valentina souffrait dune
dilatation des vaisseaux sanguins. Valentina et Serguei avaient des caillots
de sang dans les jambes. La peau de Serguei pelait. Les enfants étaient
si fatigués quils pouvaient à peine se lever du lit. La
famille naurait jamais eu connaissance de ces diagnostics si la connerie
bureaucratique ne leur avait permis de mettre la main, à lhôpital,
sur des documents qui devaient normalement être détruits.
Ils furent transportés de lhôpital au sanatorium. Leur fille
était en proie à de terribles réactions allergiques. Le
moindre changement de température ou le simple fait de se coiffer pouvaient
provoquer une éruption de cloques. Les tests dirradiation de Serguei
étaient si élevés que les enregistrements en furent détruits.
Il passa trois mois à lhôpital, puis quarante-cinq jours
au sanatorium, avant dêtre renvoyé à Tchernobyl pour
participer au projet de démantèlement du site.
Quand la famille fut libérée, on leur donna juste de quoi shabiller
et une poignée de roubles, à peine suffisante pour acheter des
vêtements supplémentaires en vue de lhiver à venir.
Ce fut la seule compensation quils obtinrent pour avoir perdu tout ce
quils avaient possédé, leur maison, leurs cheveux, leur
santé.
Pendant les quelques mois suivants, ils errèrent de lieu en lieu, sarrêtant
chez des amis pour passer quelques nuits et emprunter un peu dargent.
Il leur fallut attendre la fin de 1986 pour se voir attribuer un appartement
à Kiev. Valentina trouva un travail de professeur de biologie, et leurs
conditions de vie commencèrent à saméliorer lentement.
Kiev naccueillait pas les réfugiés avec beaucoup de compassion.
Bien que la population eût reçu des doses de radioactivité
bien supérieures au taux légal, nul ne voulait du voisinage des
gens contaminés, ni de la présence de leurs enfants dans les classes.
Certains refusaient de monter dans lascenseur avec les gens de Pripyat.
Les enfants de Kiev furent avertis que sils jouaient avec ceux de Pripyat,
ils perdraient leurs cheveux. Certains, néanmoins, eurent la témérité
de sapprocher assez près dun enfant de Pripyat pour lui casser
la gueule.
Cinq ans plus tard, la famille souffre toujours de problèmes de santé.
Les jambes de Valentina lui font encore très mal car il sy forme
des caillots de sang. Dans son métier de professeur, elle est debout
toute la journée. Parfois, elle éprouve des absences complètes
pendant quelques secondes. Quand elle revient à la conscience, les gens
la regardent bizarrement. Sa fille, selon les médecins, nest plus
quune usine à maladies. Elle semble allergique à ses propres
hormones. Certaines de ses cellules se sont élargies. Souvent sa gorge
enfle et sobstrue.
Glenn Alan Cheney
Traduit de langlais par Bernard Fauconnier
Extrait de Journey to Tchernobyl. Encounter in a Radioactive Zone.
Academy Chicago Publishers, 1995
Tatyana habitait dans l'un des immeubles du 2ème plan | |
Sans commentaires | |
Une des classes abandonnées | |