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A propos des congrès officiels (OMS, AIEA...) sur Tchernobyl
Professeur Michel Fernex

Je me trouvais à Minsk au moment de la conférence organisée par le Département de l'Énergie des Etats-Unis (DOE) et la Commission Européenne. La page de garde du programme m'a choqué. La première phrase qui frappait le regard était le titre : "Accidents futurs", non pas au singulier, mais bien au pluriel.

Ces administrations estiment qu'il est important de se préparer à des accidents futurs. A la conférence de l'AIEA, il a même été déclaré qu'il en va pour les centrales comme pour les guerres : on se prépare toujours à la fausse guerre.

A Minsk, j'ai eu l'occasion de participer les 22 et 23 mars 1996, à une autre conférence, celle des organisations non-gouvernementales, en particulier par la "Fondation des Enfants de Tchernobyl", dont a déjà parlé le Dr. Groushevaya.

Le nombre des enfants nés avec des malformations majeures a dramatiquement augmenté dans les zones contaminées par les retombées radioactives. L'incidence des malformations a doublé à l'échelle nationale après l'accident de Tchernobyl par rapport à la période de 1982 à 1986. La forte augmentation observée dans des territoires contaminés par 1-5 Curie/km2 confirme les données du Professeur Bourlakova et d'autres sur l'effet nocif des faibles doses. Le relogement de personnes dans des zones plus contaminées serait criminel, si l'on pense aux enfants qui y naîtront.

Nous avons également appris l'augmentation statistiquement significative des cancers et des leucémies chez les sujets les plus exposés, en particulier les liquidateurs ayant travaillé plus de 30 jours dans la zone évacuée autour de Tchernobyl, par rapport à l'incidence de ces maladies chez les sujets qui y ont séjourné moins longtemps. Par ailleurs, en Biélorussie, il n'y aura bientôt plus de populations contrôles, étant donné la contamination diffusée, en particulier par du Strontium 90 contenu dans les aliments, comme l'a montré le Professeur Nesterenko.

Lors de la conférence de Minsk, plusieurs résolutions ont été votées. [...] Nous devons soutenir ces résolutions qui soulignent l'importance des souffrances de centaines de milliers de personnes. Le désastre de Tchernobyl n'est pas derrière nous, mais devant nous, et la situation s'aggrave de jour en jour. En effet, beaucoup de maladies, comme les cancers qui se trouvent en période de latence, augmentent maintenant et vont continuer à augmenter les prochaines 20, 30, voire 50 années.

L'une des recommandations du Congrès des ONG à Minsk a été la nécessité de rechercher des sources d'énergie alternatives, des économies d'énergie, et de mettre fin à la construction et au développement d'installations atomiques.

Ce congrès a aussi sollicité l'aide internationale, pour permettre aux pays atteints de faire face aux conséquences de la catastrophe.
Les atteintes à la santé et à l'environnement sont irréversibles pour beaucoup de gens. Les atteintes génétiques chez les personnes, les enfants, les animaux, les plantes persisteront pendant de nombreuses générations.

Dans les congrès officiels, on entend parler d'études réalisées par beaucoup d'équipes, très souvent sur un même sujet. Des centaines de millions de dollars sont par exemple dépensés pour étudier la seule maladie cancéreuse qui ait été reconnue comme étant une conséquence de Tchernobyl : le cancer de la thyroïde chez l'enfant. Ces millions de dollars dépensés pour des études répétitives servent davantage aux carrières des chercheurs qu'à la santé des victimes.

J'ai été consterné d'entendre ici le témoignage de M. Mirnyi, qui a décrit le travail des liquidateurs. Il ne s'agissait pas de volontaires, mais de personnes envoyées pour réaliser un travail à proximité du réacteur qui avait explosé et brûlé. Ils ont dû demeurer un mois ou davantage dans ce milieux radioactif.
Ces appelés devaient recevoir quotidiennement une dose considérable, à titre d'expérience et non en fonction du travail à effectuer. Du sang veineux leur était prélevé, à plusieurs reprises, sans explications.

Pourtant, depuis Nuremberg et les conventions de Helsinki, l'expérimentation sur des êtres humains doit être justifiée du point de vue médical et scientifique. Les conventions signées exigent le "consentement éclairé" des sujets incorporés dans l'étude, sans qu'aucune contrainte ne soit exercée sur eux. Il n'y a eu ni information ni consentement d'aucune sorte, ni trace de communication de résultats à tous ces liquidateurs. Les conditions de travail étaient inadmissibles, souvent ils devaient attendre leur intervention pendant des heures, en plein air devant la centrale, sans protection, afin d'arriver à la dose prévue par l'étude.

J'ai assisté à la Conférence de l'Agence Internationale pour l'Énergie Atomique (AIEA) cette semaine à Vienne. Il ne s'agissait visiblement pas d'une conférence scientifique mais d'une réunion qui devait déboucher sur de nouvelles

possibilités de propagande pour les promoteurs des centrales atomiques commerciales. Pour m'inscrire, j'ai dû obtenir un visa du Ministère des Affaires Extérieures ainsi que du Ministère de l'Industrie, avec copie à la Société Suisse pour l'Énergie Atomique. En tant que membre du Bureau et ancien Président de la Section Suisse de l'Association Internationale des Médecins pour la Prévention de la Guerre Nucléaire, j'ai finalement été admis comme membre de la délégation suisse. Le Ministère de l'Environnement et celui de l'Intérieur, qui en Suisse est chargé de la santé publique, n'étaient pas consultés.

En 1996, l'AIEA reconnaît essentiellement trois atteintes à la santé comme causées par l'accident de Tchernobyl : le syndrome d'irradiation aiguë avec environ 140 cas dont 31 ou 32 sont décédés des suites immédiates de l'irradiation. Ceux qui sont décédés dans les mois ou années suivantes, seraient décédés de "mort naturelle", de l'avis des experts de l'AIEA. L'infarctus du myocarde a été cité comme une cause de mort fréquente, ce qui leur paraissait tout à fait normal pour des jeunes hommes auparavant en excellente santé. La septicémie ou la tuberculose ont causé la mort d'autres sujets. Je me suis levé et j'ai dit : "En tant qu'infectiologiste, je considère ces infections, survenant chez des hommes jeunes, comme devant évoquer le SIDA."

Le diabète sucré a été évoqué au nombre des causes de mort considérées comme n'ayant aucun rapport avec l'exposition du sujet, sans lien avec l'accident. Cependant le Ministre de la Santé de l'Ukraine avait, lors de la Conférence de l'OMS à Genève en novembre 1995, signalé une augmentation de 25% de l'incidence de cette maladie. Elle aurait également augmenté de 28% en Biélorussie. A Gomel, le nombre des cas de diabète sucré de l'enfant a doublé par rapport à la période qui précède l'accident.

Il s'agit en réalité d'une maladie nouvelle du petit enfant, d'une maladie maligne qui prend une forme épidémique dans ces régions. Les enfants sont admis comateux à l'hôpital et la glycémie est très difficile à équilibrer. Ils resteront dépendants de l'insuline, donc de piqûres quotidiennes, toute leur vie. Une vie difficile les attend, vu le coût des tests de glycémie et de l'insuline, et la gravité des complications qu'on est en droit d'attendre : cécité, gangrène des extrémités, insuffisance rénale, hypertension. J'ai posé au conférencier une question sur un lien possible entre le diabète et les radiations ionisantes.

Le président de séance a souhaité répondre lui-même: "Je ne puis vous répondre, mais faisons appel à tous les spécialistes du monde des effets des radiations ionisantes qui sont réunis dans cet auditoire, et nous saurons s'il existe un lien possible." Après un très bref silence, il ajouta : "Aucune main s'est levée. Vous voyez que cette relation n'existe pas." C'est ainsi que furent conduites les discussions lors de la conférence de l'AIEA.

La thyroïdite de Hashimoto est apparue dans une population jeune après la catastrophe de Tchernobyl, une maladie qui a été observée au Japon suite à la bombe atomique. Il s'agit d'une maladie auto-immune, comme le diabète sucré insulino-dépendant. Les lymphocytes chargés de protéger les patients, se mettent à détruire leur thyroïde ou leurs cellules productrices d'insuline. Les Professeurs Bourlakova, Titov et Pelevina ont montré les troubles du système immunitaire induits par les radiations.

Par ailleurs, dans les zones contaminées, les maladies infectieuses augmentent de gravité, le rhume se complique de sinusite qui dégénère en abcès du cerveau, évolution autrefois excessivement rare. La même chose se produit avec les bronchites qui, chez l'enfant, entraînent une pneumonie qui évolue vers des pneumonies nécrosantes. Ces maladies exceptionnelles dans le service universitaire de pédiatrie à Minsk, deviennent communes et elle entraînent des séquelles irréversibles. D'autres maladies encore, comme l'asthme bronchique et des allergies, prouvent que le système immunitaire de ces enfants est atteint.

A la conférence de l'AIEA, j'ai compris que la science pouvait être utilisée pour éviter de trouver un lien entre une maladie et un accident. La technique à utiliser pour ce type de recherche "négative" a été décrite par le Professeur J.F. Viel. Il faut tout d'abord choisir de mauvais indicateurs dans les protocoles de recherche. Par exemple, si l'on étudie les cancers, on choisira la mortalité au lieu de la morbidité, sachant qu'il faut beaucoup d'années avant que l'on ne meure d'un cancer.

On choisira ensuite la fausse pathologie, par exemple on recherchera la cirrhose plutôt que le diabète sucré.

Il est aussi important de choisir un délai inapproprié, pour que l'étude soit terminée avant la fin de la période de latence des tumeurs malignes, ce qui permet de conclure à l'absence de cancers radio-induits.

Le protocole exclura également de l'étude les groupes à risque comme les femmes enceintes ou les enfants.

Sur ces bases, l'expert ne trouvera - comme souhaité - aucune différence statistiquement significative. C'est ainsi que les experts ne montrent pas la difficulté qu'il y a à trouver des relations de cause à effet pour des maladies peu fréquentes, mais prétendent avoir démontré l'absence de lien entre Tchernobyl et la pathologie étudiée. Ils concluent à l'absence de risque, ce qui leur donne bonne conscience pour continuer à promouvoir les centrales atomiques commerciales.

Viel cite Théodore Adorno : "Le scepticisme face à ce qui n'a pas été prouvé peut rapidement devenir interdiction de penser". Pendant toute la conférence de l'AIEA à Vienne, j'ai senti que nous n'étions pas autorisés à envisager d'autres conséquences, que celles qui avaient été officiellement dictées.

Le cancer de la thyroïde, longuement nié les premières années, est devenu tellement évident, qu'il n'était plus possible de ne pas l'admettre. Le Lancet, après avoir refusé plusieurs manuscrits sur ce sujet, a enfin publié des études montrant le lien entre ce cancer et le degré de contamination radioactive dans différentes régions. Le porte-parole des experts à l'AIEA sur ce sujet, le Professeur Williams de Cambridge, un chercheur de grande renommée, confirme l'existence de ce cancer.

C'est une maladie du petit enfant qui n'existait pratiquement pas autrefois, une affection très maligne, contrairement au cancer de la thyroïde plus commun chez nous.
Dans 80% des cas, au moment du diagnostic il y a déjà des métastases dans les ganglions lymphatiques voire dans le poumon. Pourtant l'orateur de l'AIEA conclut, comme le firent d'autres experts pro-nucléaire que j'ai entendus, en disant: "Il s'agit d'un bon cancer". Voulant dire qu'avec une bonne chirurgie et des médicaments, le patient avait un fort pourcentage de chances de survie. Ma voisine, membre d'une délégation officielle, m'a dit : "Je préfère que mes deux filles ne soient pas atteintes de ce bon cancer".

En réalité, ce cancer très malin a des conséquences dramatiques pour le malade et pour toute sa famille, dès le jour où il est dépisté. Même bien opéré et traité, l'enfant ne sera pas sain. Le pronostic du néoplasme après opération et traitement par l'Iode 131 n'est pas connu, car on manque de recul. S'agissant d'une maladie endocrinienne, ces enfants devront suivre un traitement de substitution toute leur vie. Ces enfants malades ne sont pas inconscients des risques pour leur avenir. Selon une enquête réalisée dans les hôpitaux de Biélorussie et analysée à l'Hôpital Pédiatrique de Minsk, leur première préoccupation est: "Pourrai-je avoir des enfants quand je serai grande ?" Deux tiers de ces malades sont des fillettes. Il n'y a pas de "bonne" réponse à cette question.

Le Congrès de l'AIEA a été douloureux à suivre. L'attitude arrogante y était fréquente. Un orateur a par exemple déclaré que "la seule différence statistiquement significative trouvée - par lui, et peut-être d'une façon générale - entre les gens qui vivent dans les zones contaminées et les autres, c'est que les premiers boivent davantage de vodka que les seconds". L'arrogance était également présente lorsqu'il a été dit que, plutôt que d'évacuer tant de gens, ce qui a coûté des millions de dollars, il aurait été préférable d'accepter une certaine augmentation de l'incidence des cancers et de mieux utiliser cet argent ailleurs. Les mêmes critiques ont été adressées aux Suédois qui ont interdit aux Lapons de consommer la viande des rennes.

Lorsque les gens discutaient des "niveaux de radiations soi-disant acceptables", il s'agissait essentiellement de réduire les coûts de l'accident actuel, et surtout les coûts des prochains accidents. Ainsi, il leur semblait préférable d'éviter l'évacuation des populations exposées à des retombées radioactives même très élevées. On a également discuté de la possibilité de réinstaller des gens dans les zones contaminées plus proches de Tchernobyl. Certains experts y étaient favorables, à condition d'en étudier les coûts.

Le vice-directeur de l'AIEA, M. Rosen, me disait que les quelques cancers supplémentaires causés par l'accident, ne représentaient qu'un nombre infime par rapport aux millions de cancers attendus. Ma réponse est que je ne crois pas à ce pronostic optimiste de 10 ou 20 000 cancers supplémentaires, qui peut facilement être multiplié par 10, ce qui représenterait au moins 200 000 cancers supplémentaires, et que surtout, il est faux de comparer des situations fondamentalement différentes : Le cancer chez un enfant de 4 ans ou chez un adulte jeune, ne représente pas le même drame que chez une personne âgée de 80 ans, qui a sa vie derrière elle.

Un journaliste a demandé au vice-directeur de l'AIEA, pourquoi M. Blix avait dit en été 1986, que "vu l'importance de l'industrie atomique, un nouvel accident de l'ampleur de celui de Tchernobyl par année serait acceptable". Le vice-directeur a répondu que sans doute M. Blix, directeur de l'AIEA, ne pouvait être, en été 1986, totalement informé des conséquences de Tchernobyl. Dix ans après l'accident, les responsables ne sont toujours pas vraiment informés.

Par exemple, l'AIEA ne tient aucun compte des études japonaises qui ont été présentées [...] aujourd'hui, et qui montrent la longue liste de maladies associées aux radiations ionisantes, allant de l'hypertension aux névralgies, y compris une pathologie comportant anémie, leucopénie, gastrites, ulcères gastro-duodénaux et bien d'autres affections encore, dont le diabète sucré, les maladies du foie, du pancréas, etc. Rien de tout cela n'a été évoqué, encore moins admis à l'AIEA.

Il a été question de mensonges. Il est toujours délicat d'affirmer que des experts mentent. Lorsqu'au sujet de la tératologie, l'orateur désigné de l'AIEA a affirmé qu'il n'existait aucun registre antérieur des malformations ou anomalies génétiques, et qu'en conséquence, on ne pouvait conclure à aucune augmentation de l'incidence des malformations congénitales dans les région autour de Tchernobyl, il s'agissait d'un mensonge caractérisé, qui débouchait sur des conclusions biaisées.

A côté de la tératologie, la réduction de 30 % du nombre des naissances en Biélorussie peut être partiellement due à la crise sociale, aux difficultés de la vie. Elle peut dans une certaine proportion être une conséquence de la stérilité fréquente chez les hommes et les femmes jeunes exposés aux radiations. Les études présentées dans cette salle sur les carpes élevées en Biélorussie, montrent que 70 % des oeufs fécondés n'éclosent pas en raison de mutations létales, et que 70 % des poissons survivants présentent de graves mutations récessives.


Professeur Michel Fernex, Tchernobyl, conséquences sur l'environnement, la santé, et les droits de la personnes,


Viennes, 12-15 avril 1996,


Tribunal Permanent des Peuples, Commission Médicale International de Tchernobyl.