NUCLÉAIRE Les mesures de contamination apaisent la polémique.
Mais des incertitudes demeurent pour les conséquences sanitaires Tchernobyl : le nuage se dissipe en Corse, près de seize ans après la catastrophe de Tchernobyl, survenue le 26 avril 1986, les représentants de l'Etat et les associations ont pour la première fois débattu sur les retombées du nuage en Corse, lors d'une « journée d'information scientifique » organisée hier à Ajaccio à l'initiative du préfet de Corse.
Ajaccio : de notre envoyé spécial, Fabrice Nodé-Langlois [01 février 2002]
Quinze ans. Il aura fallu plus de quinze ans pour que des mesures des retombées en Corse de la catastrophe de Tchernobyl, effectuées par les services de l'Etat, recueillent l'agrément des associations antinucléaires. Les services de l'Etat (Office de protection contre les rayonnements ionisants – Opri – et l'Institut de protection et de sûreté nucléaire – IPSN) ont effectué au printemps dernier, en collaboration avec l'association antinucléaire la Crii-Rad, une campagne de mesures en Corse. Ces mesures, combinées aux données pluviométriques du printemps 1986 (les fortes pluies du 2 au 5 mai 1986 ont favorisé les dépôts de radioéléments en Corse), ont permis de dresser une nouvelle carte de contamination de l'île de Beauté. L'IPSN a échantillonné 107 sites en 2001. Il apparaît clairement que la côte orientale de l'île a été la plus contaminée. Des mesures supérieures à 20 000 becquerels au mètre carré (Bq/m2) ont été obtenues, par exemple au col de Bavella. Avec des « points chauds », ainsi au pied d'une dalle rocheuse où les particules radioactives se sont accumulées, à 89 500 Bq/m2. Selon Roland Desbordes, président de la Crii-Rad, la contamination du sol, en 1986, s'étalait de 10 000 à 38 000 Bq/m2. Des valeurs plus contestées en 2002. Mais début mai 1986, a rappelé Roland Desbordes, le SCPRI, ancêtre de l'Opri, a publié une carte présentant une contamination moyenne de la Corse de 13Bq/m2 en césium 137 ! « En juillet, les chiffres ont été subitement transformés en 1 700 Bq/m2. » En 1997, les cartes de l'IPSN donnaient des valeurs comprises entre 3 000 et 6 000 Bq/m2 en Corse du Sud, a encore souligné Roland Desbordes. Plus grave en termes de santé publique, aucun échantillon de lait corse n'est transmis au SCPRI avant le 12 mai 1986. Une note manuscrite sur un papier à en-tête du ministère de l'Intérieur, datée du 16 mai 1986, estampillée « confidentiel », obtenue par le juge Bertella-Geoffroy dans le cadre de la plainte qu'elle instruit sur les effets de Tchernobyl, fait état de laits de brebis contaminés « jusqu'à 10 000 Bq/l ». La valeur limite pour l'exportation de lait est de 600 Bq/l. Il n'est pas sûr que le chiffre porte sur la Corse, mais la note mentionne un « accord entre le SCPRI et l'IPSN pour ne pas sortir ces chiffres ». Ces valeurs, cachées au public il y a seize ans, servent aujourd'hui aux experts de l'Etat qui tentent de reconstituer les doses reçues par les Corses. Philippe Renaud, de l'IPSN, estime qu'un enfant de la région de Solenzara qui mangeait certaines quantités de produits laitiers a pu recevoir à la thyroïde une dose d'iode 131 allant jusqu'à 150 millisieverts (mSv). Une valeur maximale, obtenue en combinant des modèles basés sur la pluviométrie, les mesures du sol, et en faisant des extrapolations à partir d'une mesure effectuée le 5 juillet 1986 sur la thyroïde d'un enfant de 13 ans, originaire de Vallica. Cette dose reconstituée de 150 mSv est jugée maximaliste par des experts de l'Opri, pourtant appelés à se fondre dans le même organisme que l'IPSN dans les prochains mois. Annie Sugier, représentante de l'IPSN, rétorque que les modèles sont la seule solution permettant de pallier le manque de relevés de l'époque. A partir d'une dose de 100 mSV chez l'enfant, on observe ce que les spécialistes appellent des « effets stochastiques », a expliqué pour sa part le docteur André Aurengo, chef de la médecine nucléaire à l'hôpital Pitié-Salpêtrière. En clair, des cancers radio-induits peuvent se développer, mais de façon aléatoire, notamment en fonction du profil génétique de l'enfant. Question au centre de la discussion d'hier : y a-t-il eu une augmentation des cancers de la thyroïde en Corse depuis 1986 ? Les scientifiques se focalisent sur cette pathologie parce qu'il y a eu une explosion de ces cancers chez les enfants en Ukraine et en Biélorussie depuis 1990, rappelle le docteur Aurengo. Il s'agit de la maladie radio-induite la mieux documentée. Problème : il n'existe pas de registres du cancer de la thyroïde en Corse. Et l'incidence de la maladie chez l'enfant, entre 1 et 2 cas pour 1 million d'habitants par an en France, rend difficile la mesure d'une augmentation éventuelle, a fortiori dans des régions peu peuplées comme la Corse. En France, l'incidence du cancer de la thyroïde a augmenté. Mais autant entre 1975 et 1986 que depuis 1986. « Les calculs sont insuffisants, et ne convainquent personne », admet le docteur Aurengo. C'est pour tenter de répondre à cette incertitude que le ministère de la Santé a lancé l'an dernier une étude épidémiologique, réclamée depuis des années par les associations. L'appel d'offres pour mener cette étude est sur le point d'être lancé. Compte tenu du délai de mise en place de l'enquête épidémiologique, il ne faut pas attendre les premiers résultats avant 2005. Pour avoir confiance dans l'Etat aujourd'hui, la Crii-Rad et plusieurs associations corses ont réclamé hier, au cours d'échanges vifs, un mea culpa rétrospectif des hauts fonctionnaires présents. Annie Sugier, de l'IPSN, a été la plus directe. En annonçant une confrontation prochaine avec les associations, elle a promis « que, quand on a eu tort, on dira qu'on a eu tort ». Et Christine d'Autume, sous-directrice à la direction générale de la Santé, sans condamner ses prédécesseurs, a assuré qu'« aujourd'hui, dans pareille situation, nous prendrions des mesures de restriction sur les denrées alimentaires ».
Article paru le 1 février 2002 sur le site Lefigaro.com dans la rubrique Science